Les textes des Lumières contre
l'esclavage ne sont pas si nombreux. On connaît le texte de
Montesquieu extrait de L'Esprit des lois,
et intitulé « De l'Esclavage des nègres », texte
ironique mais ambigu au point qu'on l'a retrouvé avec le Code Noir
dans certains bateaux négriers, ou encore plus explicite l'article
« Traite des Nègres » de l'Encyclopédie, de Jaucourt,
tardif puisqu'à la lettre « T ». Rousseau n'écrira pas
de texte spécifique. Voltaire y consacre le court chapitre 19 de
Candide.
A peine sorti de l'Eldorado avec
Cacambo, à peine sorti du paradis en quelque sorte, Candide se
heurte à une des terribles abominations de l'Ancien Régime,
l'esclavage. Il rencontre aux portes de Surinam, en Guyane
hollandaise, un esclave. Dans la tradition du dialogue philosophique
celui-ci va lui apprendre sa situation.
Lecture
Petite scène fidèle aux habitudes de
Candide, cette rencontre
permet un exposé fidèle, concis, vivant de la condition de
l'esclave et des aspects de la traite. Nous pourrons ainsi examiner
les éléments du dialogue puis le pathétique propre à cette
scène.
- L'esclavage, le « nègre » : un narrateur hors-pair, un philosophe expert1. des conditions terribles régies par le Code NoirLes allusions de Voltaire sont transparentes pour qui connaît le Code Noir. Chaque évocation par l'esclave d'un aspect de son existence est une référence au texte juridique institué sous Colbert pour réglementer l'esclavage. La fiction hollandaise laisse donc transparaître une situation française. Ainsi pour les mutilations, l'habit, mais également pour la religion puisque le Code intime aux propriétaires de faire baptiser les esclaves.
Derrière l'apparence d'un exotisme
facile, chiens perroquets, fétiches, Voltaire fait donc référence
à une situation juridique précise. Mais tout se dit ici à la
manière de Voltaire, figures de symétrie, répétitions (« quand
nous...)
2. Un commerce
Par ce personnage mutilé et pourtant
très clair, Voltaire expose aussi les conditions de la économiques
de la traite. Les acteurs sont bien sûr le maître au nom
transparent « vendeur à la dent dure » , les
parents qui ont vendu leur enfant qui a fait leur « fortune »,
et le consommateur final, celui qui mange le sucre en Europe.
L'esclave est l'expert de son sort. Le dialogue fictif sert un
exposé déguisé, mais il demeure vivant, alerte, fait intervenir au
style direct la mère, tout en donnant des détails exacts, « côte
de Guinée », « écus patagons ».
3.la complicité de la religion
Enfin Voltaire ne manque pas de mettre
évidence les inconséquences d'une religion qui prône la
fraternité de tous et autorise l 'esclavage. Est-ce une
allusion aux conclusions de la Controverse de Valladolid qui
accordant une âme, in extremis,
aux Indiens d'Amérique, préconise de chercher des esclaves en
Afrique ? Là encore l'esclave est un narrateur philosophe, un
Candide bis, en plus ironique (« je ne suis pas généalogiste »)
dans sa dernière remarque, « Vous m'avouerez... »
Ce
personnage de l'esclave est un des jalons de la tradition
philosophique, un des sages « naturels »que l'Européen
rencontre, tels les rois cannibales de Montaigne, le Tupinamba de
Jean de Léry ou le Tahitien de Diderot. Son discours, valable en
lui-même comme dénonciation de l'esclavage est aussi une nouvelle
bataille gagnée dans la lutte contre l'ennemi philosophique du
conte, l'Optimisme.
- Une rencontre et deux dialogues1. au sein du récit, une rencontre en chemin.Le dialogue s'insère dans le parcours de Cacambo et de Candide. On peut comparer la première et la dernière phrase, similitude de construction gérondif passé simple « en approchant (…) ils rencontrèrent » « en pleurant(...)il entra ». Entre les deux, l'esclave et le dialogue.2.Un dialogue en cache un autre.Le premier, sur l'esclavage et le plus important bien sûr deux questions suffisent et un mot en syllepse, « traité » agir avec, mais aussi comme l'anglais « trade », commercer , est leprélude à un échange radical sur l'optimisme.
Cacambo devient le
questionneur et Candide le philosophe expert. Une définition
dénonciation de l'optimisme « la rage de soutenir que tout
est bien quand on est mal » fait écho à la définition
radicale de l'esclavage « à ce prix que vous mangez du sucre
en Europe ».
Le gérondif « en
pleurant » marque la progression pathétique du personnage.
Candide vient d'abandonner Pangloss et ses dernières illusions.
Pourtant il reste de nombreux chapitres et beaucoup de voyages et de
récits avant la fin du conte. Cela a fait dire à quelques
commentateurs que ce chapitre avait été rajouté, charge oubliée
contre l'esclavage peut-être. Toujours est-il que Voltaire y est
fidèle à son style, volontairement peu didactique et pourtant assez
précis et documenté. Et ce chapitre contre l'esclavage reste aussi
un chapitre contre l'Optimisme et la religion.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire