Le Père Goriot
Commentaire
Bien sûr titres et intertitres sont prohibés en devoir, ils sont là pour vous aider.
À défaut
d’être le plus lu, Le Père Goriot passe pour le roman le plus célèbre de
Balzac. On le veut souvent exemplaire d’une esthétique réaliste dont Balzac
serait l’un des représentants majeurs. Le texte que nous nous proposons de
commenter ici est l’incipit du roman, son ouverture, qui décrit tout à la fois
son lieu central, la pension Vauquer, Paris et cherche à se définir comme œuvre
littéraire. Balzac parvient-il ici, et comment, à assumer simultanément le
contrat d’ouverture et les fonctions de moraliste auxquelles il a souvent
prétendu ? C’est la question et l’enjeu de la lecture que nous souhaiterions
faire maintenant en abordant tout d’abord cette ouverture comme un début de
roman ancré dans un réel prégnant. Mais nous voudrions ensuite nous interroger
sur la place centrale occupée par un Paris transfiguré, véritable personnage, à
la fois métaphorique et métaphorisé. Dès lors il conviendra de réévaluer le
narrateur balzacien, metteur en scène d’un auteur et d’un lecteur engagés dans
un débat moral.
1. Un
début réaliste
a. Abondance
de toponymes et jeux d’attestation.
à Paris ; rue
Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau ;
Paris ; entre les buttes Montmartre et
les hauteurs de Montrouge.
Accumulant les
détails de situation, une illusion réaliste prend peu à peu forme, relayée par
un jeu d’attestation. La pension fictive est non seulement
« réalisée » par les toponymes parisiens, mais elle est elle-même
nommée par les Parisiens : « connue sous le nom de la Maison Vauquer ».
Ce qu’on en
dit, son nom, comme ce qu’on n’en dit pas, « les médisances » participent à la
construction du lieu.
b. Une
époque surdéterminée : l’histoire du présent.
Ce sont les
mêmes moyens qui président à la désignation de l’époque. Balzac donne au
lecteur un élément de datation directe « En 1819 » associé à son œuvre
« époque à
laquelle ce drame commence ».
Cette date
sert alors de point de repère pour deux autres éléments de datation indirecte, depuis quarante ans depuis
trente ans.
Il n’est pas indifférent que 1789-« depuis
trente ans »- devienne une des dates, la Révolution apparaissant comme un
repère chronologique, séparant la naissance de la pension et celle du drame. Le
renversement de la Monarchie semble d’ailleurs aussi signalé par la perte de la
particule la ci-devant « de Conflans » étant par mariage devenue
citoyenne « Vauquer ». Ainsi l’histoire semble bien convoquée,
attestant de son aura la réalité de la fiction, cependant que le présent de narration,
bien proche de celui d’énonciation car l’œuvre ne date que de 1835, tend à
faire de Balzac l’historien du présent.
c. Des
personnages nombreux et une intrigue esquissée.
Le
foisonnement géographique et historique est relayé par celui des personnages.
Le titre bien sûr qui évoque à la fois un nom et une fonction, et fera bientôt
comprendre au lecteur qu’il a entre les mains le roman de la paternité. Aux
côtés de Madame Vauquer apparaissent tous les humains « des hommes et des femmes,
des jeunes gens et des vieillards ». Mais il s’en isole deux :
« un jeune
homme » et « une pauvre jeune fille » . Eugène de
Rastignac et Victorine Taillefer sont ici esquissés. En fait tous les
ingrédients de l’intrigue sont d’ores et déjà convoqués. Des jeunes gens pauvres,
de la souffrance, du mystère.
Balzac remplit
magistralement son contrat d’auteur en nous donnant en ce début non seulement
les informations nécessaires à l’intelligence de l’histoire, mais en captant
l’attention du lecteur par des détails réalistes et l’esquisse d’une histoire
dont il révélera les secrets. Cependant le lecteur interpelé est bientôt attiré
par un tout autre personnage. Paris prend ici une importance croissante qu’il
convient maintenant d’analyser.
2. Dans un Paris transfiguré
a. Toponymes
et géographie : un lieu « entre »
L’abondance
des toponymes provoque presque le contraire de ce qu’elle semblait créer :
détaillant le réel l’auteur le déréalise presque. De plus le lieu du roman pour
déterminé qu’il soit est un lieu « entre » comme s’il ne pouvait se
définir en soi. Il en va de même pour Paris, situé « entre » deux
hauteurs selon un axe Nord-Sud. Cela crée un effet d’isolement et de
singularisation renforcé par les nombreuses reprises adverbiales et
pronominales de la ville : « y produire », « s’y
rencontre », « çà et là ». Surtout Paris est progressivement
métaphorisé.
b. Paris
métaphorisé Paris métaphorique
La ville est
tout d’abord évoquée par son nom deux fois. Puis elle est désignée
« entre ». Elle est alors deux fois évoquée par une périphrase
« illustre vallée » relayée par un oxymore illustre et plâtras près
de tomber et une antithèse souffrances réelles et joies fausses. Ces
périphrases abritent à leur tour une métonymie établie sur une symétrie concret
abstrait, décor personnage. On passe ainsi des éléments
concrets-« plâtras », « ruisseaux noirs de boue » de la
première aux éléments abstraits et métonymique de la deuxième
« souffrances » et « joies », que le pluriel tend néanmoins
à concrétiser.
Les métonymies
sont nombreuses, les vices les vertus les égoïsmes et les intérêts renvoient
donc à divers types de Parisiens. Bien loin de n’être qu’un élément de réel la
ville se métaphorise peu à peu, est métaphorisée par « le char de la
civilisation semblable à celui de
Jaggernat », comme lieu implacable de sacrifices.
Plus encore elle
devient elle-même métaphore du progrès, elle est le char de la civilisation.
c. Paris
biblique, Balzac et Dieu
Ne faut-il pas
dès lors voir en Paris un personnage, si ce n’est LE personnage du roman, élevé
à une dimension biblique. La vallée de ruisseaux et de souffrances semble être
la vallées des larmes biblique, des Psaumes :
Psaume 84: 6-8
« Heureux ceux qui
placent en toi leur appui! Ils trouvent dans leur cœur des chemins tout tracés.
Lorsqu’ils traversent la vallée de Baca, ils la transforment en un lieu plein
de sources, et la pluie la couvre aussi de bénédictions. Leur force augmente
pendant la marche, et ils se présentent devant Dieu à Sion. »
Il
se peut alors que le narrateur s’en trouve lui aussi transfiguré, élevant Paris
à la dimension biblique, il se place en quelque sorte du point de vue de Dieu.
Sans
vouloir exagérer ou user de ce qui pourrait ressembler seulement à un jeu de
mots, il demeure que le narrateur opère dans ce début de roman une série de
mises en scènes de l’auteur, à travers lesquelles il tente d’opérer sa captatio
benevolentiae, d’attirer la
bienveillance du lecteur.
3. Par
un narrateur moraliste.
a. le
narrateur philologue
C’est d’abord un philologue que
nous rencontrons ici, un narrateur soucieux du sens des mots et de son
éclairage par les textes. Non seulement soucieux du mot « drame » et
de ses emplois abusifs, mais maniant langues anciennes-latin et même sanskrit-
comme moderne avec l’anglais. Le narrateur met en scène son langage et l’auteur
qui utilise ce langage devient un érudit, savant philologue d’aujourd’hui comme
d’hier.
b. le
narrateur et son œuvre
Autant que la langue qu’elle sert
c’est l’œuvre que Balzac entreprend qu’il ne cesse de définir. Le mot
« drame » sert donc à désigner son œuvre. Mais il ne faut le
comprendre dans le « sens vrai du mot » qui est peut-être son sens
étymologique, il ne faut donc pas y voir une pièce de théâtre à laquelle
renverrait l’adjectif. Pourtant Balzac la redéfinit immédiatement
comme une «scène pleine d’observations et de couleurs locales ». Il
insiste alors sur l’exactitude de sa peinture, et renforce sa définition par un
« ni …,ni…» qui exclut la fiction et le roman, et propose comme
reprise de son œuvre les « secrètes infortunes du Père Goriot » se
chargeant ainsi de révéler ce qui est caché.
Il crée donc un nouveau genre, empruntant un ancien mot et lui donnant
un nouveau sens : un drame où tout est vrai. En définitive, Balzac invente
le roman réaliste et dans cette invention insère son projet comme dans une
préface.
c. le
narrateur et son lecteur
Mais la préface est intégrée à
l’ouverture car l’auteur y propose un pacte de lecture original. Le narrateur a
mis en scène l’auteur et met également en scène le lecteur. Il s’agit d’abord
de jeu sur le passif , les tournures impersonnelles et l’emploi de l’indéfini
« on ». Puis le lecteur est
nommé et le « vous » qui l’interpelle est employé six fois, décliné
en possessif, implicite dans l’impératif. Le narrateur fait de ce lecteur un
personnage dans une histoire à venir signalée par le futur simple, comme si
l’auteur non seulement était capable de dire le vrai du monde comme le vrai de
la lecture et des lecteurs. Cette saynète n’a qu’un but, permettre à chacun de
reconnaître non seulement le monde réel et extérieur mais son monde intérieur.
Accusant son lecteur d’insensibilité, se défendant lui-même il produit un
plaidoyer pour la sensibilité, la vérité du cœur : l’ultime mot de
l’auteur est moral.
CONCLUSION
L’ouverture
du Père Goriot est exemplaire à plus d’un titre du projet de Balzac. Tout d’abord il définit
en le réalisant un projet réaliste, puis il invente un nouveau personnage,
Paris, qui prendra une place essentielle dans son œuvre. Surtout il assume un
rôle d’auteur dépositaire d’un morale et rejoint alors deux grands maîtres
qu’il édita comme imprimeur : La Fontaine et Molière. Et c’est sans doute
par là que Balzac nous touche encore, moins par son « réalisme» surchargé
que par son sens de la vérité du cœur.