vendredi 13 décembre 2013

Sujet de dissertation sur Germinal

« Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement derrière l’action qu’il raconte ». Les Romanciers naturalistes. E. Zola.


A la lumière de votre lecture de Germinal  vous expliquerez et discuterez cette citation dans une dissertation en deux parties.

Plan pour l'étude de la clôture

La clôture de Germinal, p.546 de « Mais Étienne » à la fin.
Précisions sur le titre Germinal.
Dans la journée du 12 Germinal an III (1er avril 1795) le peuple affamé entre dans la Convention au cri de « Du pain! ». Ce mois, outre sa référence au calendrier révolutionnaire, offre donc l’exemple d’un épisode lié à l’un des thèmes majeurs du roman, la faim.


Zola écrit le 6 octobre 1889 dans une lettre à Van Santen Kolff à propos de son titre : « il représentait ce que je cherchais, un avril révolutionnaire, une envolée de la société caduque dans le printemps (…) . Il est devenu pour moi comme un coup de soleil qui éclaire toute l’œuvre. » Cette métaphore du « coup de soleil » éclairant l’œuvre fait assurément de Germinal un roman optimiste, comme sa dernière page.


Plan de commentaire pour ce passage.

  1. La fin d’un roman d’apprentissage : un héros initié.
    1. Un texte écho : une clôture au miroir de l’ouverture
Relever la liste d’oppositions plaçant ce texte sous le signe du soleil contrairement à la nuit et au froid du début.
    1. Un environnement dominé par le personnage
Les savoirs du personnages (localisation, horaires, destination,…), la focalisation interne joue désormais comme mode de connaissance et non plus d’ignorance.
    1. Une clôture ouverte : la naissance d’un chef ?
Relever le vocabulaire situant Étienne par rapport aux autres mineurs « le suivre », « sous ses pieds », « reconnaître », « une armée ».

  1. Du naturalisme à la vision : une clôture prophétique
    1. Description d’une épiphanie foisonnante : énumération, rôle de l’imparfait, description d'un processus en cours, verbes de naissance
    2. Personnification et sensualité : une nature fusionnelle.
Relever les marques de la personnification, l'échange des attributs.
    1. Métaphore finale : la prophétie
      Annonce d’une révolution, d’un changement social. Amplitude de la phrase. Reprise nominale et idée de lenteur inexorable renforcée par les deux propositions relatives et la participiale.

mardi 12 novembre 2013

Germinal, la descente dans le puits

COMMENTAIRE CORRIGÉ.
Germinal, publié en 1885, est le roman le plus célèbre d’Émile Zola. D’une construction dramatique exemplaire, il s’inscrit dans la tradition naturaliste en mêlant le documentaire et la fiction. Le passage proposé à l’étude est situé au début du roman. Étienne, qui vient d’arriver au Voreux, a réussi à se faire embaucher car une herscheuse est morte dans l’équipe de Maheu. Il va donc accomplir sa première descente au fond.(1)[ À l’oral il faut lire le texte immédiatement après sa situation, à l’écrit on continue normalement]. Cette description de la descente, à travers les sensation d’Étienne, évoque d’abord le mouvement de la cage, puis s’attarde sur les fuites du cuvelage(2). Quels sont les enjeux d’une telle description dans le récit de Zola ?(3) Pour répondre à cette question, il conviendra tout d’abord la description dans sa dimension informative, puis d’en dégager les caractéristiques dramatiques, enfin de considérer sa dimension symbolique(4).

RAPPEL(extrait des conseils de méthodologie p.2)
L’introduction comprend quatre étapes. On cherche d’abord à présenter le texte en deux ou trois phrases qui l’inscrivent dans un contexte plus large, de l’époque à l’auteur, pour resserrer ensuite sur son contenu, sa place dans l’œuvre(1). On évoque ensuite sa composition, son mouvement(2) afin d’en déduire de la manière la plus élégante possible la problématique d’étude qui consiste souvent à se demander quels moyens l’auteur met en œuvre pour obtenir un effet(3). Enfin on annonce le plan(4) sous forme de questions directes ou indirectes qui sont autant d’étapes pour répondre à la problématique, qui est en quelque sorte une question complexe.

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Suivant les principes de Zola cette description a une visée informative. En effet, « l’œuvre d’art est un coin de la nature ». Ici la mine doit être vue sous un angle réaliste pour être conforme aux principes zoliens.
La description est menée à l’imparfait. Elle concerne les hommes, « Tous étaient à l’aise », le mouvement de la cage, « filait droit », l’environnement, « les parois du puits ».
Les termes techniques sont employés par le narrateur, « guides », « madriers », « lampe à feu libre », « berline », voire « porion » ou donnés comme indications par Maheu « quatre mètres de diamètre », « cuvelage ».
La descente, redoutée par Étienne quelques pages plus haut dans sa discussion avec Bonnemort, « et quand ça casse ? –Ah quand ça casse… », permet à Zola de donner des indications sur le transport des ouvriers, les dimensions du puits. Cette description a donc une visée informative, l’habileté de Zola consistant à partager les informations entre le narrateur et Maheu pour leur donner l’apparence du naturel.

Mais il s’agit également de créer une atmosphère dramatique.

RAPPEL(extrait des conseils de méthodologie p.2)
La présentation matérielle du devoir est primordiale. L’introduction débute par un alinéa. Elle est séparée de la première partie par un saut de trois lignes. Chaque partie contient des sous-parties (c’est-à-dire des paragraphes) marquées par un alinéa sans saut de lignes. Entre chaque partie une phrase permet une transition. Elle est située en fin de partie et annonce la suivante.
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L’atmosphère de la descente est oppressante. Le principal moyen utilisé par Zola pour créer cette sensation est la focalisation interne.
Zola commence par isoler Étienne du groupe. « Tous étaient à l’aise. Lui… » Étienne nouveau venu, est un exclu. Exclu du travail, du gîte, de la mine. Il a tout à apprendre.
Son isolement permet ensuite à Zola d’en faire le centre de perception. « Il ne pouvait distinguer », « à ses pieds », « Étienne se demandait ». Au contraire des autres, qui sont habitués et peuvent interpréter les mouvements et les bruits de la cage, Zola privilégie Étienne pour faire partager au lecteur l’angoisse de cette descente. Étienne se trouve dans l’incapacité d’interpréter son expérience de la descente. Cela « lui donnait la peur d’une catastrophe ». Les sensations changent brusquement « immobilités » puis « brusques trépidations », ou demeurent imprécises « sorte de dansement ». Progressivement Zola associe le lecteur, le narrateur et Étienne par un « on » indéterminé : « on traversa », « on retombait au néant ». La focalisation interne est le moyen privilégié de cette vérité naturaliste.
Simultanément la description a une dimension narrative en ce qu’elle projette dans son présent le futur du récit. Ici la gradation qui concerne la fuite du cuvelage est une prophétie de la catastrophe finale. Le « bruit d’averse » passe des « grosses gouttes » à l’  « ondée » puis au « déluge ». Cette dernière image possède une résonance biblique mais rejoint aussi les imprécations de Souvarine qui appelle de ses vœux une humanité renouvelée par la destruction totale de l’ancienne. Or c’est bien lui qui sera l’instigateur de l’horrible catastrophe, redoutée par Étienne dès sa première descente, et signalée par Maheu.
Informative, mais aussi annonciatrice, la description a aussi une dimension symbolique qu’il convient d’aborder maintenant.

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La mine quelques pages plus haut a déjà été présentée comme un monstre engloutissant les hommes. Le « Voreux » les dévore. Mais ici c’est d’une descente aux Enfers qu’il s’agit. Étienne est un nouveau Thésée, pas seulement dans le labyrinthe, aussi parti chercher son ami Hercule il affronte le dernier voyage. L’humidité noire, le tassement des corps, autant de référence aux hommes qui attendent Charron pour traverser le Styx. Le porion possède la seule source de lumière devenue « phare ».
C’est également un hommage à la célèbre allégorie de la caverne, imaginée par Platon dans le Livre VII de la République. Ici se dessine  « la vision d’une caverne où des hommes s’agitaient ». Ce monde de la mine prend des dimensions irréelles et vaines. Les hommes « s’agitent », la réalité n’est plus qu’une « vision ». Zola se recrée ici lui-même en Socrate, car dans ce livre VII Platon met en scène un dialogue entre Socrate et Glaucon. La mine devient l’emblème de la condition de l’homme asservi, enchaîné et victime d’une illusion qu’on lui présente comme la vérité.
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Cette courte description n’est pas un morceau de bravoure, ni un passage capital du texte, ni une grande page du naturalisme. Cependant elle rassemble tous les degrés possibles de la lecture du texte zolien. Elle fournit des renseignements, contribue à la progression dramatique et comporte une dimension symbolique. Ainsi même dans ses passages mineurs-hihihi- Germinal foisonne.

lundi 28 octobre 2013

Commentaire de l’incipit du Planétarium





Née en Russie en 1900, Nathalie Sarraute est l’héritière au moins par ses origines, d’une immense tradition romanesque, Tolstoï, Dostoïevski. Tourgueniev. Elevée en Suisse et en France elle hérite aussi du versant occidental du roman du XIXème. Pourtant dès la première page, ­Le Planétarium rompt avec les codes des romanciers du réel, qui très souvent offrent un cadre et des personnages. L’originalité de cet incipit tient à ce détournement des attentes. Comment Nathalie Sarraute opère-t-elle, comment le début du Planétarium livre-t-il une ouverture éloignée des repères réalistes sans pour autant perdre totalement le lecteur ? Répondre à cette question reviendra tout d’abord à s’intéresser à la voix qui parle ici, pour ensuite comprendre comment cette voix nous fait pénétrer dans une réalité nouvelle, dans une conscience. Ainsi nous pourrons enfin examiner les enjeux auxquels elle donne accès.


                                      
Le texte s’offre d’emblée comme la parole d’une voix. Le début est théâtral par l’adverbe de négation, non, qui rappelle certaines interjections au début des pièces de Racine : « Quoi.. » dans Britannicus ou « Oui » dans Iphigénie et Athalie. La ponctuation par les points de suspension indique une pensée en mouvement qui hésite et avance. Certaines expressions marquent l’oralité, comme « il s’en est fallu d’un cheveu ». Le lecteur hésite cependant : le personnage est-il le narrateur ? La réponse n’est pas immédiate et il faut attendre qu’apparaisse le pronom « elle » pour simultanément avoir la confirmation du monologue, comprendre qu’il s’agit d’un monologue intérieur au style indirect libre et que le personnage est une femme.
Ce personnage dispose de la même épaisseur que le personnage de théâtre, sauf qu’il n’est pas incarné par un comédien, c’est-à-dire que sa parole le révèle. Ici la préoccupation hypertrophiée autour de l’accord entre la couleur du rideau et celle du mur, la richesse du lexique, la précision sur les couleurs, dénotent un milieu social aisé, des jugements esthétiques fondés sur une culture artistique.
Pourtant les repères traditionnels, lieu, personnage défini, époque, ont quasi disparu, au profit d’un ici maintenant encore énigmatique souligné par les adverbes de temps « maintenant », quatre fois, et le présent d’énonciation. La rupture avec le réalisme est claire.
Cependant la voix du monologue offre un accès à une autre réalité, moins extérieure que celle auxquels la tradition romanesque avait habitué le lecteur, celle d’une conscience qui perçoit le monde.


           Le monologue intérieur a pour objet la description d’un rideau et d’un mur et plus précisément des couleurs de ces deux objets. Le monde extérieur est donc ramené à la préoccupation du personnage, à son « obsession ».  Les répétitions sont l’un des moyens lexicaux pour rendre cette obsession. Bien sûr les occurrences de « vert » sont nombreuses, comme sa déclinaison « sombre, profond, bleuté, émeraude… » Le verbe falloir est employé  à plusieurs temps : «  il faut toujours, il s’en est fallu, ce qu’il fallait ». L’adverbe « exactement ». Les hyperboles se succèdent qui soulignent l’obsession. « parfait, merveille, réussite ». Cette hypertrophie des enjeux se mesure aussi par les termes « danger, folie » qui apparaissent disproportionnés.
Le monde obsessionnellement perçu mélange les sens visuels et la perception tactile ou psychologique. Les couleurs renvoient à la vue mais pas seulement. Le vert est à la fois  « profond, sobre et discret », dimension psychologique, alors qu’il est simultanément « lumineux ». Le mur a « la douceur d’une peau de chamois ». L’ensemble évoque la fraîcheur du vent.
 Progressivement le monologue permet au lecteur de découvrir un cheminement qui est presque celui d’un peintre abstrait. Parce qu’elle a vu une meule de foin dans un champ de blé elle a choisi les couleurs de son mur et de son rideau qui désormais lui évoquent ce champ. « Elle a réussi à leur dérober » à la manière du peintre qui par les couleurs évoque le réel.
Dans cet effort du personnage pour recréer à l’intérieur de son « petit nid » le champ contemplé à la campagne, on perçoit un autre effort, celui d’un texte qui cherche à rendre compte de l’intériorité d’un personnage par ses pensées.



L’enjeu de ce monologue est peut-être de parvenir à rendre compte non du rideau et du mur, mais bien du personnage. Tout tourne autour de lui, comme dans un Planétarium, le dôme étoilé tourne autour des spectateurs. Le lieu est son nid, le moment est « maintenant ». Par l’abondance des détails, l’hypertrophie des jugements de valeurs, le personnage s’offre comme excessif. L’écriture permet ce dévoilement grâce aux reprises, aux points de suspension, qui sans cesse font entendre une voix qui se reprend pour amplifier son jugement initial. Les exemples sont nombreux dès le début : « une vraie surprise, une chance…une harmonie exquise ». Les gradations sont permanentes aussi dans le jugement dévalorisant : « quel danger, quelle folie ». 
Ce travail vise non seulement à créer une sorte d’exploit littéraire dans la description minutieuse d’une couleur mais également à créer une autre lecture celle du personnage qui parle. Ainsi le terme « illumination » peut s’entendre dans une triple acception, celle évidente de l’idée de génie, celle liée aux couleurs du vert lumineux, mais celle aussi du coup de folie de l’illuminée.
Dans son appropriation du monde le personnage en nous le restituant nous restitue son monde intérieur. L’extérieur, ici les attributs du champ et de la meule, le personnage a réussi à les « dérober ». Ainsi cette description loin de nous révéler l’harmonie des couleurs nous révèle le personnage : « elle et faite ainsi », offrant peut-être déjà la source d’une intrigue en liant « amour » et « possession » « appropriation ». Le choix du monologue intérieur, de l’apparente futilité de son objet, révèle bien des enjeux narratifs propres à l’incipit, au travers de minimes déplacements de la pensée.



Ce roman de Nathalie Sarraute, Le Planétarium, s’ouvre sur un rideau devant un mur. L’audace est grande et en rupture avec la tradition mimétique du roman réaliste. L’auteur entraîne le lecteur non vers une aventure mais vers le flot, l’intériorité d’une pesée. Le monologue intérieur est la voie vers une conscience qui en s’appropriant le monde se révèle au lecteur. Un glissement s’opère d’un réalisme vu à réalisme perçu, ressenti. Le Nouveau Roman n’a pas détruit tout réalisme, mais ouvert le roman sur une réalité autre celle de la perception du monde. Un titre plus tardif de Nathalie Sarraute sera d’ailleurs : Vous les entendez.

jeudi 24 octobre 2013

Incipit du Planétarium



NATHALIE SARRAUTE.  LE PLANETARIUM (1959)






         Non  vraiment, on aurait beau chercher, on ne pourrait rien trouver à redire, c’est parfait... une vraie surprise, une chance... une harmonie exquise, ce rideau  de velours, un velours très épais, du velours de laine de première qualité, d’un vert profond, sobre et discret... et d’un ton chaud,  en même temps, lumineux... Une merveille contre ce mur beige aux reflets dorés... Et ce mur... Quelle réussite. On dirait une peau... Il a la douceur d’une peau de chamois... Il faut toujours exiger ce pochage extrêmement fin, les grains minuscules font comme un duvet... Mais quel danger, quelle folie de choisir sur des échantillons, dire qu’il s’en est fallu d’un cheveu -et, comme c’est délicieux maintenant  d’y repenser- qu’elle ne prenne le vert amande. Ou pire que ça, l’autre qui  tirait sur l’émeraude... Ce serait du joli, ce vert bleuté sur ce mur beige... C’est curieux comme celui-ci, vu sur un petit  morceau, paraissait éteint, fané... Que d’inquiétudes, d’hésitations... Et maintenant c’est évident, c’était juste ce qu’il fallait... Pas fané le moins du monde, il fait presque éclatant, chatoyant contre ce mur... exactement pareil à ce qu’elle avait imaginé la première fois... Cette illumination qu’elle avait eue... après tous ces efforts, ces recherches  -c’était une vraie obsession, elle ne pensait qu’à cela quand elle regardait n’importe quoi-  et là, devant ce blé vert qui brillait et ondoyait  au soleil sous le petit vent frais, devant cette meule de paille, ça lui était venu tout d’un coup... c’était cela -dans des teintes un peu différentes- mais c’était bien là l’idée... exactement ce qu’il fallait... le rideau en velours vert et le mur d’un or comme celui de la meule, mais plus étouffé, tirant un peu sur le beige... maintenant cet éclat, ce chatoiement, cette luminosité, cette exquise fraîcheur, c’est de là qu’ils viennent aussi, de cette meule et de ce champ, elle a réussi à leur dérober cela, à le capter, plantée là devant eux sur la route à les regarder, et elle l’a rapporté ici, dans son petit nid, c’est à elle maintenant, cela lui appartient, elle s’y caresse, s’y  blottit... Elle est faite ainsi, elle le sait, qu’elle ne peut regarder avec attention, avec amour que ce qu’elle pourrait s’approprier, que ce qu’elle pourrait posséder... 





                                                                        Nathalie Sarraute. Le planétarium, 1959.                                                               Édition, Folio, Gallimard.

mercredi 9 octobre 2013

Incipit du Diable au corps de Raymond Radiguet


L’ouverture du Diable au Corps, court roman de Raymond Radiguet publié en 1923 et qui fit scandale à sa sortie, est exemplaire à plus d’un titre.
Dans quelle mesure peut-on dire du scandale du Diable au corps qu’il débute ici ? C’est la question que nous souhaiterions examiner.
À cette fin nous envisagerons tout d’abord cette première page comme un classique début de roman chargé de donner des indications spatio-temporelles et d’engager l’intrigue. Mais nous comprendrons rapidement que le narrateur de Radiguet pervertit  les codes réalistes habituels en organisant sa propre défense. Enfin, en nous appuyant sur cet apparent plaidoyer, nous souhaiterions souligner sa dimension provocatrice.


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Radiguet donne à lire un véritable début de roman en indiquant rapidement les données essentielles pour situer l’action et les personnages. Il répond en cette première page aux questions habituelles de l’incipit romanesque. Le narrateur est désigné dès le premier mot- « je »- comme personnage principal et le mot « homme » nous révèle qu’il s’agit d’un homme. La deuxième phrase informe sur l’époque-la guerre-en même temps que sur l’âge du personnage « douze ans » et le début du deuxième paragraphe indique le lieu, F… au bord de la Marne.
            Pourtant l’histoire se fait attendre. Si le passé simple et l’imparfait figurent bien ici –« j’eus », « vinrent », « devais », « habitions », « condamnaient »- ces temps sont mêlés à des futurs proches, futurs et présents de vérité générale, temps parfois qualifiés de temps du discours. L’énonciation se révèle alors problématique. Cette incertitude qui naît- récit ou discours ?- se double d’un mystère sur le contenu de l’histoire. Le narrateur évoque une « période extraordinaire », des « troubles », il a vécu une « aventure », et enfin le terme de « sensualité » associé au titre ouvre un horizon d’attente qui est celui du roman d’amour. Parallèlement aux réponses naissent des interrogations concernant le contenu de l’intrigue, ce qui semble, somme toute classiquement, remplir le contrat de l’incipit, informer et inciter à poursuivre,

Cependant le lecteur qui aura recueilli ces informations les aura trouvées mêlées à un genre autre que le narratif : celui du plaidoyer.
            Ainsi dès la première phrase et le mot « reproches » complément d’objet direct du verbe fort juridique « encourir » le texte s’offre comme une adresse au lecteur. Les points d’interrogation renforcent cet effet de dialogue et le subjonctif « que ceux qui(…) se représentent » a valeur d’impératif. Le lecteur est pris à témoin pour participer à la défense du narrateur.
            Cette défense est bâtie sur trois arguments successifs que l’on pourrait résumer ainsi : ce n’est pas ma faute, j’étais un enfant, je ne suis pas le seul. L’ambiguïté de cette défense est double. D’abord le lecteur bien que pris à témoin par des questions reste extérieur au jugement qu’on lui demande puisque non seulement il ne connaît pas la nature de la faute mais également que les questions sont essentiellement oratoires.  Ensuite le coupable désigné surprend : la guerre envisagée comme période de « grandes vacances » ou comme « briseuse de cloche à fromage » !
            Le narrateur organise donc certes une défense, relayée par des présents de vérité générale -« il n’existe rien », « naît », « se manifeste », « le chat en profite »- et des oppositions censées l’absoudre-« enfant »/ »homme », « très jeunes garçons »/ »aînés »- mais semble paradoxalement peu soucieux de plaire à ses détracteurs. En effet la fin du premier paragraphe, produit un effet savamment retardé et mis en spectacle par les deux points. L’équivalence entre la guerre, « ce que fut la guerre », et « quatre ans de grandes vacances » provoque une surprise qu’il est presque superflu de commenter tant le rapprochement semble incongru dans un pays qui compte un million trois cent mille victimes. Quant à la poursuite dans le second paragraphe avec un chat, une cloche et un fromage, elle risque peu d’attirer l’indulgence des « aînés », sommer de se représenter la guerre soit comme de grandes vacances soit comme l’occasion pour un chat de manger un fromage.
           
Dès lors il semble bien qu’au-delà d’un début réaliste sous la forme d’un plaidoyer, le narrateur de Radiguet s’efforce bien plus de bâtir une provocation dont on peut comprendre qu’elle fit scandale. Mais quelle est exactement la teneur de cette provocation ?
            Elle tient d’abord au contenu que le lecteur peut soupçonner en reliant « troubles » « aventure » « embarras » « homme » « mixte » et « sensualité », et bien sûr le titre et le mot « corps » autant que le mot « diable », le tout associé aux « reproches » : c’est bien un jeu de piste mais les indices désignent assez clairement la nature du trésor à découvrir. Une histoire d’amour se dessine entre une femme et un jeune, très jeune, garçon.
            Davantage la désignation de la guerre comme décor de cette aventure voire comme responsable semble presque sacrilège.
            Enfin la métaphore filée du deuxième paragraphe joue dans cette esthétique de la provocation un rôle exemplaire. Tout d’abord elle étonne par sa trivialité voire son incongruité. Rapprocher par la comparative « aussi réel que » le rêve et un fromage, le narrateur et un chat est surprenant. Puis deux termes sont sans comparés « la cloche » et « les maîtres ». Dès lors il s’agit de construire pour le lecteur un sens en accord avec ce qui précède.  Il lui faut expliciter le contenu de ce qui débute comme une comparaison mais se poursuit comme une métaphore filée in absentia. Le fromage est «  ce qui semble rêve aux autres », le désir en quelque sorte. Et le chat est assez clairement le narrateur, mais il est moins simple d’attribuer une signification à la cloche de verre. On peut sans doute proposer d’y voir les conventions sociales, la morale, l’ensemble des règles sur lesquelles se fonde la société en temps de paix. La participiale à valeur passive, « la cloche se cassant » pourrait dès lors renvoyer à la rupture introduite par la guerre, les « coup(ures) » des « maîtres » étant alors une métaphore et une métonymie des ravages de la guerre. La provocation devient un exercice de style presque contourné, précieux. Certes il est dévalorisé par la trivialité des comparants mais on peut aussi y voir une ruse supplémentaire du narrateur, qui tel un chat, effectivement, joue ainsi à attraper son lecteur, comme il le ferait d’une souris grande absente de cette saynète qui semble sourire aux futurs surréalistes qui pourtant n’appréciaient pas tous Radiguet. On aurait bien alors dans cette première page une superbe provocation, le second paragraphe doublant le premier métaphoriquement, réduisant la guerre à une cause de disparition de fromage, l’amour à un plaisir de chat, la société et ses règles à une cloche de verre. Et le lecteur ? À une souris éberluée et un peu perdue.

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La première page du Diable au Corps mélange les genres : roman, plaidoyer, provocation. On a dit du roman qu’il avait choqué et son éditeur a su jouer de ce scandale. Aujourd’hui son contenu peut nous sembler banal, la morale en a vu d’autres en quatre-vingt-dix ans. Ce qui l’est moins réside sans doute dans un style et des images qui savent dérouter.

Incipit de Germinal


     Ce texte est l’incipit du roman de Zola Germinal, écrit en 1885. L’incipit d’un roman, qui va conventionnellement de la première phrase à la première page, est un lieu stratégique chargé d’une double mission : informer et inciter. Informer le lecteur sur les éléments-clés d’une situation initiale par les réponses aux questions : Qui ? quand ? et où ? Mais également inciter le lecteur à poursuivre et donc lui donner les prémices d’une intrigue. Se présentant ici comme une description le texte autorise le lecteur à entrer dans l’intrigue par le pays des mineurs et la marche du personnage principal au milieu de la nuit vers une destination inconnue.Il semble que Zola livre ici davantage une vision symbolique dans un décor déroutant et nous souhaiterions examiner comment le réalisme laisse peu à peu la place à une dimension visionnaire. Dans ce but il conviendra tout d’abord d’examiner l’esthétique  du vraisemblable à l’œuvre ici, puis de s’interroger sur la manière dont cette description engage le récit afin, enfin, de montrer comment cette description dépasse le réel.


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Zola soigne tout d’abord l’ancrage spatial par deux toponymes. Marchiennes est bien une ville du Nord cependant que Montsou écrit « Montsoult » existe en région parisienne. Par ailleurs les « champs de betteraves » sont également un indice du Nord. Bien ancré, cependant l’espace est ici hostile et perd vite ses noms propres au profit de noms communs et d’articles indéfinis : « un chemin creux, un coude, une fosse ».
Les précisions sur le mois et l’heure sont intrigantes car le milieu de la nuit ne semble pas le meilleur moment pour voyager. Nous n’avons pas de chronotope au sens habituel et les indices semblent délivrés accidentellement, en incise :  le « vent de mars », « l’homme était parti de Marchiennes vers deux heures », « depuis une heure ». Le froid indique l’hiver, et là encore joue un double rôle à la fois temporel et spatial.
Le personnage demeure anonyme et démuni, placé sous le signe du manque et guidé par une sorte d’instinct animal. On le qualifierait aujourd’hui de SDF. Il est d’abord annoncé par l’article indéfini « un homme » puis repris par le défini « l’homme ». Enfin il est caractérisé par l’absence d’article « sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte », et simultanément se trouve au centre son appartenance sociale à la classe ouvrière, problématique puisqu’il est privé de travail. Énigmatique et totalement démuni le personnage semble cependant détenir les clés de l’intrigue qui commence.


Faisant le choix d’ouvrir son récit au milieu du chemin, Zola livre un cadre plausible qui engage également le lecteur dans une action.

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Cette première page joue sur les points de vue et offre tout de suite un héros. Ainsi entouré de nuit Étienne, anonyme encore, apparaît comme le centre du roman. Il est le foyer de perception. Mais c’est un foyer presque aveugle : « il ne voyait pas, il aperçut ». Surtout, il est caractérisé par sa classe sociale. Les éléments descriptifs soulignent sa misère, le « coton » matière de pauvre est de plus « aminci ». Son corps lui-même est abîmé. Il est réduit à de simples besoins. Cela permet à Zola d’annoncer la nature du roman : Germinal  sera un roman sur la condition ouvrière.
Si les toponymes contribuent à l’effet de réel, Zola isole l’action par plusieurs procédés. La métaphore filée de l’océan coupe le roman du monde, le chemin creux confirmera cet isolement qui doit permettre à la fiction de s’engager. Il crée les conditions de «  l’expérience » naturaliste ainsi que le préconisent ses textes théoriques comme Le roman expérimental. Germinal met les principes en application.
Enfin tout ici sonne comme une annonce : le début d’une vie nouvelle par le chemin creux, les angoisses de l’homme qui espère, la nuit qui précède le jour… La première page remplit sa fonction incitatrice en livrant parcimonieusement ses informations et en offrant à la fois la naissance problématique d’un lieu, d’un jour, d’un homme.

Cette description, menée à travers le point de vue du personnage central, engage l’action par les attentes qu’elle crée. Mais elle est aussi, et davantage, symbolique.

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Le paysage de ce début de roman est paradoxal. En effet il est à la fois invisible « sous la nuit sans étoiles » et « l’embrun aveuglant des ténèbres », et décrit à travers les perceptions du personnage et le narrateur. Ce paradoxe explique qu’il glisse progressivement vers une « apparition fantastique.
Dès le premier paragraphe le champ de vision est restreint par les perceptions d’un homme seul : « il ne voyait même pas le sol noir ».  Cette couleur, omniprésente dans ce roman du charbon, est relayée par une métaphore : « d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre ». La route et la plaine sont associées respectivement à une « jetée » et à la « mer ». La nuit elle-même devient « embrun ». Dans cette métaphore filée de l’océan plat et vide, le paysage du Nord perd de sa réalité, préparant ainsi l’apparition des « feux rouges » comme « suspendus », qui suscitent de la « crainte » et contribuent à créer une atmosphère inquiétante.
            C’est dans le troisième paragraphe que la description bascule avec le personnage dans un autre univers. Symboliquement le « chemin » qui s’enfonce peut être assimilé à un tunnel car il est entre un mur et un talus sous une nuit sans étoile où « tout disparut », le passé simple créant une accélération du rythme renforcée par la phrase minimale et confirmée par l’adverbe « brusquement ». Dès lors plusieurs champs lexicaux entrent en concurrence : celui de l’agglomération industrielle, « toitures », « constructions », « cheminée d’usine », « fenêtres », « lanternes », « charpentes », associé à celui de l’esquisse, « confus », « fumeuses », « masse », « tas », « silhouette », « vague », « profil », et enfin à un autre proprement fantastique « vision », « gigantesque », « apparition fantastique ». Ces trois champs lexicaux sont appuyés par des personnifications « ciel mort » « lanternes tristes » « une seule voix » et « une respiration » qui achèvent de donner au tout un caractère lugubre et inquiétante.
Cette personnification ultime de la mine amplifie l’effet de la dernière phrase du passage et semble inverser les données initiales. En effet, alors que l’homme était privé de sens et d’esprit, « aveuglant » « tête vide » « sans qu’il comprît pourquoi », cette fois il « reconnut une fosse ». L’initiative lui revient dans cette reconnaissance inattendue et livrée au lecteur.




XXXXXXXX



Au terme de cette étude il semble bien que la première page de Zola soit une annonce étrange du combat entre l’homme et des forces obscures. C’est tout l’art de Zola romancier qui est à l’œuvre tant dans sa faculté d’intriguer le  lecteur que dans son aptitude proprement poétique à lui donner à voir une autre réalité  pour lui faire mieux percevoir le réel, démarche que Zola résumait ainsi : « le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte ».


dimanche 29 septembre 2013

Vous avez un nouveau message

Voilà en ligne les travaux promis. Les deux premiers commentaires et la correction du devoir sur La Fille aux yeux d'or.
 Germinal vous attend alors ne passez pas trop de temps sur votre écran, et descendez, en vrais braves que vous êtes, au fond de la mine.

Correction de L'interrogation sur l'incipit de La Fille aux yeux d'or


  1. En vous appuyant sur le lexique, dites quelle image le narrateur donne de Paris.
  2. Nommez et décrivez précisément la figure de style employée pour caractériser Paris.
  3. Analysez les effets de la dernière phrase.
  4. Étudiez la situation du lecteur dans le passage.

Correction de l’interrogation
 1.      Le lexique ayant trait à Paris renvoie au physique des Parisiens. Il est à la fois riche et dévalorisant. L’image des Parisiens est celle de gens malades, ils sont un peuple « horrible à voir » car « hâve, jaune, tanné », leurs visages sont « contournés, tordus » , ils ont une « physionomie cadavéreuse » et même la jeunesse est « blafarde ». Paris se transforme en hospice, en hôpital. Le peuple parisien est non seulement physiquement malade, mais il se meurt , il est d’ailleurs « exhumé », et cette maladie devient celle de son âme : Balzac mélange les termes physiques et psychologiques, les visages deviennent « masques » porteurs de vices et surtout d’une « teinte presque infernale ». Paris devient un « enfer ».

2.      La figure de style employée ici est une métaphore dans laquelle Paris est assimilé à un « vaste champ ». Plusieurs termes viennent filer la métaphore de ce champ en proie aux intempéries tels « remué », « tempête » ou « tourbillonne ».  Les hommes se transforment en épis de blé par la « moisson d’hommes que la mort fauche ». La mort est elle-même ici une allégorie elle devient la Faucheuse. Le « champ » Paris semble alors un champ de bataille impitoyable, c’est bien l’impression que veut donner Balzac et la métaphore se transforme en un spectacle macabre et incessant par la renaissance perpétuelle soulignée par les adverbes « incessamment » employé dans sons sens vieilli et « toujours ».

3.      La dernière phrase est bâtie sur une accumulation, une répétition de structures juxtaposées dont le nombre crée l’effet décrit par une sorte d’harmonie imitative. Onze verbes se trouvent juxtaposés, les cinq premiers sont construits sur le même modèle tout + vb, les autres seulement juxtaposés avec un sujet en facteur. Il s’agit davantage d’une accumulation que  d’une gradation car il n’y a pas entre « tout fume » et « se consume » de progression, le champ lexical du feu est ici développé pour produire plutôt un effet de circularité sans fin. Cette circularité est renforcée par les effets de rimes /ym/ et d’allitérations.  On peut seulement remarquer que le dernier verbe « se consume » suggère la fin du cycle.

4.      Le lecteur est assez peu convoqué par le narrateur dans ce passage. Toutefois certains effets semblent s’adresser à lui. Tout d’abord le texte est rédigé au présent, un présent de vérité générale mais qui semble inclure le narrateur et le lecteur dans la production du texte, les réunir dans l’énonciation. Ensuite les questions posées par le narrateur s’adressent au lecteur. Cependant il ne s’agit que de questions oratoires. Ainsi la première, « Paris n’est-il pas… » n’a même pas de points d’interrogation. Les deux autres, « Que cherchent-ils ? De l’or, ou du plaisir ? » sont elles aussi oratoires, uniquement destinés à affirmer ici qu’ils cherchent les deux à la fois, comme le souligne d’ailleurs le titre, La Fille aux Yeux d’or, qui rassemble en un seul personnage et le plaisir et l’or. Enfin l’impératif « tenez ce mot pour vrai » est la seule adresse directe au lecteur. 
On peut également considérer que le lecteur est présent comme spectateur, le « spectacle » de Paris ou comme « étranger », il trouve alors sa place indirectement dans le texte, sans adresse directe, témoin de la virtuosité du peintre dans le tableau qu’il dresse de Paris.

Commentaire de l'incipit du Père Goriot


Le Père Goriot
Commentaire 
 Bien sûr titres et intertitres sont prohibés en devoir, ils sont là pour vous aider.


À défaut d’être le plus lu, Le Père Goriot passe pour le roman le plus célèbre de Balzac. On le veut souvent exemplaire d’une esthétique réaliste dont Balzac serait l’un des représentants majeurs. Le texte que nous nous proposons de commenter ici est l’incipit du roman, son ouverture, qui décrit tout à la fois son lieu central, la pension Vauquer, Paris et cherche à se définir comme œuvre littéraire. Balzac parvient-il ici, et comment, à assumer simultanément le contrat d’ouverture et les fonctions de moraliste auxquelles il a souvent prétendu ? C’est la question et l’enjeu de la lecture que nous souhaiterions faire maintenant en abordant tout d’abord cette ouverture comme un début de roman ancré dans un réel prégnant. Mais nous voudrions ensuite nous interroger sur la place centrale occupée par un Paris transfiguré, véritable personnage, à la fois métaphorique et métaphorisé. Dès lors il conviendra de réévaluer le narrateur balzacien, metteur en scène d’un auteur et d’un lecteur engagés dans un débat moral.

             1.    Un début réaliste
a.       Abondance de toponymes et jeux d’attestation.
à Paris ; rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau ; Paris  ; entre les buttes Montmartre et les hauteurs de Montrouge.
Accumulant les détails de situation, une illusion réaliste prend peu à peu forme, relayée par un jeu d’attestation. La pension fictive est non seulement « réalisée » par les toponymes parisiens, mais elle est elle-même nommée par les Parisiens :  « connue sous le nom de la Maison Vauquer ».
Ce qu’on en dit, son nom, comme ce qu’on n’en dit pas, « les médisances » participent à la construction du lieu.

b.      Une époque surdéterminée : l’histoire du présent.
Ce sont les mêmes moyens qui président à la désignation de l’époque. Balzac donne au lecteur un élément de datation directe « En 1819 » associé à son œuvre « époque à laquelle ce drame commence ».
Cette date sert alors de point de repère pour deux autres éléments de datation indirecte, depuis quarante ans depuis trente ans.
Il n’est pas indifférent que 1789-« depuis trente ans »- devienne une des dates, la Révolution apparaissant comme un repère chronologique, séparant la naissance de la pension et celle du drame. Le renversement de la Monarchie semble d’ailleurs aussi signalé par la perte de la particule la ci-devant « de Conflans » étant par mariage devenue citoyenne « Vauquer ». Ainsi l’histoire semble bien convoquée, attestant de son aura la réalité de la fiction, cependant que le présent de narration, bien proche de celui d’énonciation car l’œuvre ne date que de 1835, tend à faire de Balzac l’historien du présent.

c.       Des personnages nombreux et une intrigue esquissée.
Le foisonnement géographique et historique est relayé par celui des personnages. Le titre bien sûr qui évoque à la fois un nom et une fonction, et fera bientôt comprendre au lecteur qu’il a entre les mains le roman de la paternité. Aux côtés de Madame Vauquer apparaissent tous les humains « des hommes et des femmes, des jeunes gens et des vieillards ». Mais il s’en isole deux : « un jeune homme » et « une pauvre jeune fille » . Eugène de Rastignac et Victorine Taillefer sont ici esquissés. En fait tous les ingrédients de l’intrigue sont d’ores et déjà convoqués. Des jeunes gens pauvres, de la souffrance, du mystère.

Balzac remplit magistralement son contrat d’auteur en nous donnant en ce début non seulement les informations nécessaires à l’intelligence de l’histoire, mais en captant l’attention du lecteur par des détails réalistes et l’esquisse d’une histoire dont il révélera les secrets. Cependant le lecteur interpelé est bientôt attiré par un tout autre personnage. Paris prend ici une importance croissante qu’il convient maintenant d’analyser. 

                2.    Dans un Paris transfiguré
a.       Toponymes et géographie : un lieu « entre »
L’abondance des toponymes provoque presque le contraire de ce qu’elle semblait créer : détaillant le réel l’auteur le déréalise presque. De plus le lieu du roman pour déterminé qu’il soit est un lieu « entre » comme s’il ne pouvait se définir en soi. Il en va de même pour Paris, situé « entre » deux hauteurs selon un axe Nord-Sud. Cela crée un effet d’isolement et de singularisation renforcé par les nombreuses reprises adverbiales et pronominales de la ville : « y produire », « s’y rencontre », « çà et là ». Surtout Paris est progressivement métaphorisé.
b.      Paris métaphorisé Paris métaphorique
La ville est tout d’abord évoquée par son nom deux fois. Puis elle est désignée « entre ». Elle est alors deux fois évoquée par une périphrase « illustre vallée » relayée par un oxymore illustre et plâtras près de tomber et une antithèse souffrances réelles et joies fausses. Ces périphrases abritent à leur tour une métonymie établie sur une symétrie concret abstrait, décor personnage. On passe ainsi des éléments concrets-« plâtras », « ruisseaux noirs de boue » de la première aux éléments abstraits et métonymique de la deuxième « souffrances » et « joies », que le pluriel tend néanmoins à concrétiser. 
Les métonymies sont nombreuses, les vices les vertus les égoïsmes et les intérêts renvoient donc à divers types de Parisiens. Bien loin de n’être qu’un élément de réel la ville se métaphorise peu à peu, est métaphorisée par « le char de la civilisation semblable à celui  de Jaggernat », comme lieu implacable de sacrifices.
Plus encore elle devient elle-même métaphore du progrès, elle est le char de la civilisation.

c.       Paris biblique, Balzac et Dieu
Ne faut-il pas dès lors voir en Paris un personnage, si ce n’est LE personnage du roman, élevé à une dimension biblique. La vallée de ruisseaux et de souffrances semble être la vallées des larmes biblique, des Psaumes :
Psaume 84: 6-8
« Heureux ceux qui placent en toi leur appui! Ils trouvent dans leur cœur des chemins tout tracés. Lorsqu’ils traversent la vallée de Baca, ils la transforment en un lieu plein de sources, et la pluie la couvre aussi de bénédictions. Leur force augmente pendant la marche, et ils se présentent devant Dieu à Sion. »

Il se peut alors que le narrateur s’en trouve lui aussi transfiguré, élevant Paris à la dimension biblique, il se place en quelque sorte du point de vue de Dieu.
Sans vouloir exagérer ou user de ce qui pourrait ressembler seulement à un jeu de mots, il demeure que le narrateur opère dans ce début de roman une série de mises en scènes de l’auteur, à travers lesquelles il tente d’opérer sa  captatio benevolentiae, d’attirer la bienveillance du lecteur.

                         3.     Par un narrateur moraliste.
a.       le narrateur philologue
C’est d’abord un philologue que nous rencontrons ici, un narrateur soucieux du sens des mots et de son éclairage par les textes. Non seulement soucieux du mot « drame » et de ses emplois abusifs, mais maniant langues anciennes-latin et même sanskrit- comme moderne avec l’anglais. Le narrateur met en scène son langage et l’auteur qui utilise ce langage devient un érudit, savant philologue d’aujourd’hui comme d’hier.

b.      le narrateur et son œuvre
Autant que la langue qu’elle sert c’est l’œuvre que Balzac entreprend qu’il ne cesse de définir. Le mot « drame » sert donc à désigner son œuvre. Mais il ne faut le comprendre dans le « sens vrai du mot » qui est peut-être son sens étymologique, il ne faut donc pas y voir une pièce de théâtre à laquelle renverrait l’adjectif. Pourtant Balzac la redéfinit immédiatement comme une «scène pleine d’observations et de couleurs locales ». Il insiste alors sur l’exactitude de sa peinture, et renforce sa définition par un « ni …,ni…» qui exclut la fiction et le roman, et propose comme reprise de son œuvre les « secrètes infortunes du Père Goriot » se chargeant ainsi de révéler ce qui est caché.  Il crée donc un nouveau genre, empruntant un ancien mot et lui donnant un nouveau sens : un drame où tout est vrai. En définitive, Balzac invente le roman réaliste et dans cette invention insère son projet comme dans une préface.
 c.       le narrateur et son lecteur
Mais la préface est intégrée à l’ouverture car l’auteur y propose un pacte de lecture original. Le narrateur a mis en scène l’auteur et met également en scène le lecteur. Il s’agit d’abord de jeu sur le passif , les tournures impersonnelles et l’emploi de l’indéfini « on ».  Puis le lecteur est nommé et le « vous » qui l’interpelle est employé six fois, décliné en possessif, implicite dans l’impératif. Le narrateur fait de ce lecteur un personnage dans une histoire à venir signalée par le futur simple, comme si l’auteur non seulement était capable de dire le vrai du monde comme le vrai de la lecture et des lecteurs. Cette saynète n’a qu’un but, permettre à chacun de reconnaître non seulement le monde réel et extérieur mais son monde intérieur. Accusant son lecteur d’insensibilité, se défendant lui-même il produit un plaidoyer pour la sensibilité, la vérité du cœur : l’ultime mot de l’auteur est moral.

CONCLUSION

            L’ouverture du Père Goriot est exemplaire à plus d’un titre du projet de Balzac.  Tout d’abord il définit en le réalisant un projet réaliste, puis il invente un nouveau personnage, Paris, qui prendra une place essentielle dans son œuvre. Surtout il assume un rôle d’auteur dépositaire d’un morale et rejoint alors deux grands maîtres qu’il édita comme imprimeur : La Fontaine et Molière. Et c’est sans doute par là que Balzac nous touche encore, moins par son « réalisme» surchargé que par son sens de la vérité du cœur.

Commentaire de l'incipit de La Princesse de Clèves


Pour vous aider à vous repérer les parties, les titres  les intertitres, tout ce que vous ne ferez pas dans un devoir bien sûr.
 
 INTRODUCTION
             Paru en 1678, La Princesse de Clèves , roman de Mme de Lafayette s’ouvre sur la cour du Roi Henri II.
            Ce portrait inaugural des plus hauts personnages du royaume se laisse lire de prime abord comme un éloge des fastes de la Cour. Sous cet éloge apparent se dessine cependant un jugement  critique. L’enjeu de la lecture est alors de comprendre comment l’écriture de Mme de Lafayette, soumise aux contraintes de l’ouverture romanesque, réussit à livrer un blâme sous les dehors de l’éloge.
            Afin de mener à bien l’étude cette écriture il conviendra tout d’abord de montrer que cette brillante galerie de portraits semble annonciatrice d’un roman historique, héroïco-tragique. Mais la présence mesurée de la narratrice nous conduira ensuite à nous interroger sur la dimension ironique de ses interventions. Il sera alors temps de mettre en évidence une esthétique originale et exigeante, livrant les clés d’un roman du secret.


1.    Une brillante galerie de portraits annonciatrice d’un roman à la fois héroïque et tragique.
    1. Un ancrage historique immédiat et prégnant.
-Chronotope indirect.
-Noms des personnages historiques
L’Histoire est convoquée à chaque ligne, par les puissants de la Cour, leur noms et leurs titres. Il s’agit de personnages réels  et le lecteur attend alors les personnages proprement romanesques.

    1. Des portraits brillants.
-Les hyperboles : « magnificence »,  « jamais », « tant d’éclat », « pas moins violente », « pas moins éclatants », « tous les jours », « partout ».
L’hyperbole structure le texte jusqu’à apparaître comme la seule figure, omniprésente.
-Accumulation des titres, des reprises de titres et des particules de noblesse.

    1. Une annonce en creux.
Au sein de ce décor on cherche en vain la Princesse de Clèves. Son absence semble destinée à provoquer l’attente du lecteur invité alors à lire en creux des annonces dans ce début ob ovo digne de la tradition du roman épique et héroïque où les auteurs tracent d’abord la généalogie des héros avant de les présenter en action. On remarque alors que se dessine dans le portrait les prémices d’une tragédie : dans cet univers de Cour, la mort rappelée du Dauphin annonce une catastrophe. La passion du Roi et la  « dissimulation » de la Reine laissent présager aussi des péripéties héroïco-tragiques, les témoignages éclatants de la passion pour la maîtresse s’opposant aux témoignages dissimulés de la jalousie.

Plongé dans l’histoire et l’éclat de la Cour le lecteur est comme invité à une lecture en creux de la suite du roman ; son horizon d’attente semble celui d’un roman héroïque et tragique. Cependant l’ouverture est ambiguë, retardant l’entrée du personnage éponyme et instaurant une contradiction entre la première phrase et la dernière du texte, opposant la magnificence et la galanterie à la politique. Cette ambiguïté n’est-elle pas d’ailleurs commune aux trois portraits ? Dès lors l’apparent éloge des trois personnages ne tourne-t-il pas au blâme de leur conduite.

 
2.    Une narratrice ironique ?

    1. Le portrait d’un roi peu soucieux de régner.
Le portrait du roi est l’occasion d’une très brève description, trois adjectifs qui le placent exclusivement sous le signe du corps « bien fait » et du sentiment « galant » et « amoureux ». Le deuxième paragraphe semble insister sur le corps et sa prépondérance sur l’esprit puisque la phrase commence par une circonstancielle de cause « comme il réussissait admirablement… » qui dicte les occupations du Roi. Le corps apparaît comme la source du comportement royal. Enfin, les allusions à la mort du dauphin qui aurait « dignement » remplacé François premier dévalorisent indirectement Henri II.

    1. Diane de Poitiers : une grand-mère indigne ?
La maîtresse du Roi n’est guère favorisée non plus. En effet le personnage n’est pas décrit. Elle n’est présentée que dans sa position de maîtresse du Roi, depuis vingt ans, ce qui peut s’entendre comme une allusion à leur différence d’âge. Cette question de l’âge suscite l’attention du lecteur qui apprend au deuxième paragraphe qu’elle est grand-mère, et une grand-mère âgée puisque sa petite fille est en âge de se marier.  Enfin le verbe « apparaître » la place aussi sous le signe des apparences et non de la vérité. Au final, le ton de la narratrice à son égard semble plus ironique que bienveillant. Cette ironie à l’égard d’une maîtresse vieille mais habillée comme sa petite-fille renforce par contrecoup la dévalorisation du Roi.

    1. La Reine : une douceur peu amène.
La Reine n’est pas nommée bien qu’il soit clair pour le lecteur contemporain de Mme de Lafayette qu’il s’agit de Catherine de Médicis. Sa description physique est brève- comme ce sera le cas pour tous les personnages du roman. Pourtant le trait de beauté est immédiatement contrebalancée par l’âge et l’antithèse semble un euphémisme. Au contraire du Roi  c’est sous le signe du politique que la Reine apparaît, son « humeur ambitieuse » occupe un paragraphe non sa beauté. Le dernier paragraphe est souvent modalisé, « il semblait », « il était difficile de juger » car la narratrice prend de la distance par rapport au personnage historique. C’est pour mieux faire ressortir les qualités qu’elle lui prête : « une si profonde dissimulation ».  La phrase non seulement porte l’intensif mais est exempte de modalisation ce qui par contrecoup annule « semblait » . C’est bien un jugement de Catherine de Médicis et il n’est pas élogieux.


Mais alors s’il s’agit bien d’un blâme dissimulé ici, que reste-t-il de l’ouverture promise, de la grandeur et de l’éclat ? Ce qui se donne à lire est en fait le fruit d’une esthétique, la préciosité, qui joue sur le lexique, la construction et les figures, la culture et la complicité du lecteur enfin, comme le bon ton de la conversation le veut dans les salons.
  

3.     Une esthétique originale qui sollicite le lecteur.
    1. Le choix du lexique.
Le lexique de Mme de Lafayette échappe aux excès précieux que Molière a tournés en dérision. Mais elle fait un usage subtil de nombreux mots. Ainsi le verbe paraître est le premier verbe du roman, plaçant celui-ci sous le signe des apparences et de la superficialité, idée renforcée par l’emploi du verbe deux fois pour Diane de Poitiers Dualité entre l’extérieur, ce qu’on montre et que les autres peuvent admirer, cf « admirablement », et ce que l’on cache mais que la narratrice va dévoiler car elle sait qui « dissimule ». Notons encore le doublement de « témoignages », décliné en nom pour le roi et verbe pour la reine, qui permet une symétrie d’attitude autour de la passion d’Henri II pour sa maîtresse. L’oxymore « souffrît sans peine » joue également le rôle de démenti de l’apparent stoïcisme de la reine, par l’utilisation du verbe souffrir dans une double acception, on peut parler de syllepse.

    1. Un usage de la subordonnée à des fins ironiques
Le style de Mme de Lafayette se cache aussi dans sa virtuosité pour enchâsser les subordonnées et y dissimuler un jugement. Ainsi dans le deuxième paragraphe la deuxième phrase nous révèle que Diane de Poitiers est une grand-mère âgée, puisqu’elle a une petite-fille à marier dans la troisième subordonnée, ce qui crée un effet de chute presque comique. Dans le troisième paragraphe la troisième phrase contient deux subordonnées circonstancielles de temps et la seconde contient elle-même deux relatives. C’est dans la dernière relative que se trouve indirectement par contrecoup une violente critique d’Henri II. En apparence les informations concernent son frère. Mais le frère devant remplacer « dignement » son père, Henri II devient moins digne. Il faut aussi  s’interroger sur le possessif « son » surprenant car le sujet de la principale est Henri II et grammaticalement « leur » serait plus approprié. Ne faut-il pas dès lors envisager que la narratrice nie en quelque sorte non seulement la dignité mais la légitimité d’Henri II ?

    1. Des informations à double sens
C’est bien le propre de l’esthétique précieuse que de cacher du sens, de laisser la possibilité d’une double entente, sous le signe de la litote ou de l’euphémisme. Il faut alors convoquer l’histoire pour entendre mieux Mme de Lafayette. Ainsi les vingt ans de la passion ne cachent-ils pas la différence d’âge du roi et de Diane de Poitiers ? L’habileté du roi n’est-elle pas mise à mal par sa mort en tournoi justement par maladresse ? L’histoire qui nous enseigne que Diane fut aussi la maîtresse du père, donne un sens particulier à l’expression « prendre la place de son père » employée pour le Dauphin quand il s’agit de régner, mais ce fut bel et bien le cas de Henri II. Enfin le lecteur de l’époque n’ignore pas que la douceur de la Reine fut responsable du massacre de la Saint-Barthélémy en 1572 , et que son manque de jalousie la conduisit à priver Diane de Poitiers du château de Chenonceaux et à la chasser de la Cour après la mort du Roi

 CONCLUSION
  Ce début de roman semble être le lieu de portraits brillants annonciateurs d’un roman historique, héroïco-    tragique. Cependant la narratrice s’y révèle ironique voire acerbe. L’esthétique précieuse semble alors exiger un lecteur  attentif et perspicace soucieux de participer à l’élaboration d’un sens qui se dissimule sous les apparences de la limpidité.
            On peut d’ailleurs voir là la véritable annonce de cette ouverture : La Princesse de Clèves est un roman du secret sans cesse dévoilé, sans cesse dissimulé, un roman exigeant.






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