mercredi 26 mars 2014

Commentaire de la première page du célèbre conte philosophico...

Candide, Chapitre 1


Comme tout début, le chapitre 1 de Candide remplit un contrat d'ouverture. Cet incipit définit les lieux, donne des indications sur les personnages et esquisse les enjeux narratifs de l'histoire à venir. Ce chapitre présente cependant des caractéristiques qui en font également une page célèbre dans l'histoire de la littérature. Candide, ou l'Optimisme qui par son titre place personnage et thème philosophique en position d'équivalence révèle des enjeux non seulement narratifs mais idéologiques, et le style remarquable de cette première page offre un contrat de lecture aussi divertissant qu'engagé. Pour ces raisons étudier cette première page revient à se demander comment Voltaire, en une page à peine, parvient à établir un mille-feuilles satirique, philosophique et divertissant. Pour répondre à cette question nous étudierons d'abord dans quelle mesure le décor n'est qu'une forme de carton-pâte qui abrite des personnages-marionnettes, puis nous verrons comment la société aristocratique est ridiculisée, et enfin nous examinerons la remise en cause philosophique de la théorie de l'Optimisme.


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Le titre de l'ouvrage de Voltaire est suivi de ce que l'on peut appeler une fiction éditoriale, pour ne pas dire un mensonge : traduit de l'allemand de M. le Docteur Ralph. Et la première ligne nous indique que l'action se déroule en Westphalie. Certes Voltaire protège ses arrières, et ne souhaite pas du tout se voir attribuer l’œuvre. Le choix de l’Allemagne est aussi justifié car c'est la patrie de Leibniz, auteur de la Théodicée, et cible de Voltaire. Quant au nom du château de Thunder-Ten-Tronckh, il semble un peu long, aux consonances un peu ridicules. Surtout on est assez loin d'un château de contes de fée, « une porte et des fenêtres », « une basse-cour » rien là qui puisse éveiller le merveilleux. Tout se passe comme si l'univers du conte n'était convoqué que pour être parodié. L'expression même de « Il y avait ... » joue avec le plus classique « Il était une fois ... » pour souligner cette familiarité et cette distance. Le lecteur peut donc se sentir à la fois en terrain connu, l'Allemagne, la féodalité , le conte et en terrain de parodie, de détournement.
Détournés sont aussi les personnages traditionnels du conte. Candide héros éponyme est le premier décrit. Tout inspire l'innocence d'un petit Poucet ou de la gentille sœur des Fées de Perrault. Sa naissance cependant renvoie à l'univers romanesque des enfants illégitimes et donc aux romans picaresques du XVIIème et du XVIIIème siècle, dont l'un en allemand s'intitule Les Aventures de Simplicius Simplicissimus. Candide, dont le nom signifie bon, sincère et naïf dès le XVIème siècle, a lui même l'esprit le plus simple, c'est-à-dire simplicissimus, au superlatif. Dans le roman picaresque le héros, de basse naissance, voire orphelin, illégitime, est jeté sur les routes par la guerre, les injustices et doit œuvrer pour conquérir une place. Voltaire qui dispose au sens propre d'une culture encyclopédique joue sur les codes littéraires pour décrire son premier personnage.
Les suivants seront énumérés pour être raillés selon un procédé identique celui de la cause défaillante. La description se fait selon un ordre qui semble bien hiérarchique, le baron, sa femme, puis leurs enfants. Le baron est l'un es plus puissants seigneurs de Westphalie mais cette qualité est immédiatement démentie par ce qui en est la cause : la porte et les fenêtres dce son château. Le principe de la description est de démentir la grandeur des personnages par ce qui en fait la cause. C'est une des armes de l'ironie. Pour la baronne ce n'est plus la coordination « car » qui est à l'oeuvre mais l'expression « par là ». Elle inspire « une très grande considération » mais c'est par son poids de près de 150kg. Les causes ruinent les effets.
Quant aux deux enfants ils sont aussi ridicules. Le prénom de la fille signifie en germanique, qui ne craint rien. Mais ses sonorités françaises dénoncent immédiatement ce sens médiéval. Elle est sous le signe de la nourriture, « fraîche, grasse, appétissante ». Quant au fils qu'elle a précédé, il est en tous points semblable au père c'est-à-dire ridicule lui aussi.
A travers ces personnages c'est la société féodale que Voltaire met à mal et cette première page est l'occasion d'une satire contre les règles et les valeurs aristocratiques de l'Ancien Régime (enfin pas encore ancien).

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La société féodale est directement visée par la mention du château et les titres nobiliaires. Le nom du château qui évoque la foudre en allemand prend en français des sonorités ridicules, caricaturales. Chaque aspect de la grandeur féodale est tourné en dérision. La grandeur du château se réduit à une salle, la meute pour les chasses à courre est constituée des chiens de la « basse-cour », les services de la religion transforment le vicaire en « grand aumônier ». Pour chaque aspect, c'est finalement le langage qui en changeant le nom des choses les transforme, seule magie de ce conte qui commence la vanité des nobles à se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas. Irrésistiblement on pense à La Fontaine et à sa fable La Grenouille et le Boeuf.
C'est de nouveau avec Candide que la charge contre la féodalité se fait sentir. Son père est un « bon et honnête gentilhomme ». Mais il a été refusé parce qu'il ne présente pas assez d'ancêtres nobles. Là encore fonctionne mais à l'envers le système ironique voltairien de la cause défaillante, qui prouve le contraire de ce qu'elle est censée montrer. Ce n'est pas le père de Candide qui est en défaut ici mais bien le baron et sa grande vanité, et avec lui toute la mesquinerie d'un système qui ne valorise que la naissance. Beaumarchais fera dire à Figaro accusant le Comte Almaviva : « Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître ». Ici naître ne suffit pas à Candide mais c'est bien le même système de privilèges héréditaires qui est en cause.
Ainsi donc le sens du détournement et de la parodie observés en première partie est de permettre une satire sociale efficace car elle met les rieurs du côté de Voltaire. Pourtant cette satire sociale n'est pas isolée d'une satire philosophique annoncée déjà par le lieu.

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L'oracle de la maison, Pangloss, occupe une bonne partie de cet extrait. Sa désignation n'est pas qu'une antiphrase. Il est véritablement celui qui rend les prédictions et que l'on croit. Ce qui va par contrecoup de nouveau ridiculiser l'ensemble des habitants du château. Pangloss par son nom est celui qui est « tout langage , tout en la langue », celui qui ne fait que parler. Son enseignement construit un peu comme le nom du château, juxtapose des concepts philosophiques : metaphysique, théologie, puis scientifique, cosmologiques, et absurdes nigologie, qui n'est par construction que la science des nigauds. Le terme vient ruiner toute prétention sérieuse pour Pangloss. Dès lors son discours est suspect et le lecteur va y traquer les marques d'ironie aux quelles Voltaire vient de l'habituer.
Le terme « admirablement » est employé en antiphrase. La juxtaposition des deux premières propositions « il n'y a point d'effet sans cause » et l'expression le meilleur des mondes possibles renvoie directement au philosophe allemand Leibniz. Leibniz s'inscrit dans une tradition philosophique qui s'interroge sure la question du mal. Comment et pourquoi le mal existe-t-il dans un monde créé par Dieu ? Ce travail de justification du mal s'appelle « Théodicée » et Leibniz a écrit lui-même une théodicée dont la conclusion est notamment que le monde créé est le meilleur possible. C'est cette pensée que méthodiquement Voltaire tourne en ridicule en la caricaturant avec Pangloss. Le raisonnement de Pangloss a tout du sophisme. Sa première expression « il est démontré » fonctionne comme un argument d'autorité alors que justement rien n'est démontré. Puis s'actualise ici le système des causes défaillantes : « Les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons nous des lunettes ». Le lien de l'effet lunette à la cause nez est absurde. Et toute la chaîne logique est ridicule, passant du coq-à-l'âne, nez-lunettes , jambes-chausses, pierre-château, Monseigneur-très beau château, cochon-nourriture, à la conclusion générale « tout est au mieux ». Ce discours de Pangloss est un florilège de raisonnements absurdes dont l'accumulation provoque le rire. Voltaire détruit soigneusement toute velléité sérieuse chez ses adversaires. Il détruit non seulement leur pensée mais le fait même qu 'ils prétendent en avoir une. Par ailleurs il a lui-même dans sa satire sociale utilisé le système logique de la cause et de l'effet. Bref il ne s'attaque pas à la pensée philosophique de Leibniz seulement dans le discours de Pangloss, mais également dans toute cette première page.


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La première page de Candide est un morceau choisi de la littérature française, scolaire, mais pas seulement. Pourquoi ? Parce qu'elle est une arme en action. Voltaire y déploie des aspects multiples de la littérature, le conte, le roman picaresque, la satire, et un effort manifeste pour ruiner la philosophie de la théodicée. Il remplit bien sûr son contrat d'ouverture, informer le lecteur sur les conditions d'existence de cette fiction, les personnages, les lieux, et les enjeux. Au-delà on est en droit à cette étape du récit de s'interroger sur ce que Voltaire pourra construire, et de récit, et de philosophie après cette joyeuse exécution par le rire.


mardi 25 mars 2014

Texte de l'incipit du Diable au corps

Je vais encourir bien des reproches. Mais qu'y puis-je ? Est-ce ma faute si j'eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d'une sorte qu'on n'éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n'existe rien d'assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c'est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l'embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n'est pas celui de leurs aînés. Que ceux déjà qui m'en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances.
 
Nous habitions à F..., au bord de la Marne.
 
 
Mes parents condamnaient plutôt la camaraderie mixte. La sensualité, qui naît avec nous et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu de s'y perdre.
 
 
Je n'ai jamais été un rêveur. Ce qui semble rêve aux autres, plus crédules, me paraissait à moi aussi réel que le fromage au chat, malgré la cloche de verre. Pourtant la cloche existe.
 
 
La cloche se cassant, le chat en profite, même si ce sont ses maîtres qui la cassent et s'y coupent les mains.


Raymond Radiguet, Le Diable au corps, 1923.

samedi 22 mars 2014

Acte II, Scène 4

Le Misanthrope, Acte II scène 4 v.567 à 602

Vidéo TNS 33mn20s – 38mn 45

La grande scène de l’acte II est appelée communément « scène des portraits ». Elle succède à une dispute où Alceste somme Célimène de se prononcer en sa faveur, ce qu’elle refuse de faire. Elle donne alors suite à l’arrivée de deux petits marquis un magnifique numéro d’esprit et de médisance, confirmant le jugement de Philinte qui l’annonçait lors de la scène 1 de l’Acte I.
LECTURE
Qu’est-ce que l’art d’être coquette ? Nous souhaiterions répondre à cette question en étudiant d’abord l’art du portrait, en examinant ensuite sa portée morale et enfin en nous interrogeant sur l’usage du monde selon Célimène.

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  1. Un art du portrait
L’art du portrait concentre trois qualités : la synthèse, la caricature, l’esprit.
    1. Synthèse
C’est un art synthétique, il doit en un mot décrire. Chaque personnage est ici perçu sous un nom propre suivi immédiatement de ce qui le caractérise. Cléonte le ridicule, Damon le raisonneur, Timante l’homme mystère, Gérald l’ennuyeux conteur. C’est un art du « caractère » v.585
Pour faire un bon caractère il ne faut pas hésiter à recourir à la caricature.

    1. Caricature
Elle est marquée par une figure majeure : l’hyperbole. Pour réussir il faut choisir un trait et y réduire l’individu, ce trait occupant tout l’espace et tout le temps.
Les exemples abondent.
De la tête aux pieds, Partout 572, toujours, 579

    1. Esprit
L’art est spirituel et le jeu de langage est habile et tient son secret en deux aspects essentiel : le récit court et enjoué, les jeux de mots.
Pas de prtrait de plus de dix vers et un art de la chute (formule conclusive)
« Et ce n’est que bruit que tout ce qu’on écoute »
« Et jusques au bonjour il dit tout à l’oreille »
L’art du jeu de mot repose sur les antithèses : « ne rien dire avec de grands discours »
« sans aucune affaire est toujours affairé » « De la moindre vétille il fait une merveille ». Les énumérations relèvent à la fois de l’hyperbole et du jeu sur les mots « duc prince princesse »,  « de chevaux, d’équipage et de chiens ».

Ainsi l’art du portrait est un art du discours. Quel est son but ? Il semble un art moral qui dessine en creux un art du « monde » c’est-à-dire de la Cour. Voir p.264-265 un extrait des Caractères 1688 de La Bruyère. Le terme est employé deux fois 571 et 590
« dans le monde », « il assomme le monde »

  1. Un art moral ?
    1. De petites fables satiriques
Chaque portrait ressemble à une petite fable. Au contraire des deux courts récits au passé composé d’Acaste et de Clitandre, parfaitement interchangeables, les portraits de Célimène sont au présent de vérité générale. Les « on » y sont fréquents.
Surtout chaque portrait offre en creux une morale.
Pour le barbouillé, il convient à a Cour d’être toujours mesuré, jamais extravagant.
Pour le raisonneur, il faut parler clairement.
Pour le mystérieux et l’ennuyeux, il faut être simple.
Comme si Célimène mettait en place un petit théâtre où le rire vient corriger les mœurs.

    1. Un petit théâtre
En effet la scène est un théâtre avec ses spectateurs. On y a disposé des sièges v.561 »des sièges pour tous », les acteurs offrent des relances « Tiamnte encore » et Géralde ». Éliante signale qu’il s’agit d’un jeu « Ce début ». Enfin il y a des spectateurs muets qu’il ne faut pas oublier, Alceste notamment.

Alors nous rions. Mais ce rire est inquiet car l’art moral de Célimène pour être comique n’est pas dirigé contre les vices du temps, mais davantage et plus simplement contre les absents, les autres, le « prochain ».

  1. L’esprit contre l’homme
    1. Le regard des autres
Célimène donne un spectacle. Elle a cinq spectateurs, deux sont des comparses, l’une commente au troisième, le dernier se tait. Chaque regard pèse sur le discours. Éliante définit ce qui se joue :
« contre le prochain
La conversation prend un assez bon train ».
Pour souligner cette importance du regard dans le film Molière le personnage amoureux de Célimène est dans le public, travesti en femme et caché.

    1. Le rire de connivence
Le rire provoqué par Célimène est un rire de connivence. Il repose sur la complicité. Dans le passage étudié les deux marquis et Célimène sont en parfait accord. Au début elle se règle sur leurs jugements. Clitandre dit ridicule elle ajoute barbouillé, Acaste dit raisonneur elle renchérit parleur étrange. Puis il suffit d’un nom pour qu’elle développe, l’accord est parfait. Dans la suite du texte il sera question d’un « ami ». Mais devant la déception de son public elle le brocardera également. Ce qui fait rire, c’est le sentiment de supériorit qu’ont les présents sur les absents. La médisance obtient l’assentiment au détriment, elle construit l’alliance sur la destruction- verbale- du prochain. Dès lors l’appartenance au groupe est problématique : se fait elle par sympathie ou par peur de l’antipathie ?
    1. La lutte pathétique contre la solitude
Damon était-il plus intelligent que Célimène, Timante plus insensible et Géralde plus riche ou titré ? Molière suggère que le rire de Cour est un rire jaloux. La mécanique de la caricature renforce le conformisme du courtisan mais surtout la solitude d’êtres qui n’ont pour être ensemble que la peur de se retrouver seul.
Alceste en deviendrait presque sympathique !

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Cette scène est célèbre à juste titre. Elle hisse Célimène, le personnage, le rôle et l’actrice à un sommet artistique, fixant le caractère de la coquette non seulement dans la beauté et l’élégance mais dans l’esprit de médisance. L’art du portrait dénonce cependant une grande solitude qui paraîtra au dénouement lorsqu’ayant bien raillé tout le monde pour s’attirer toutes les grâces, Célimène n’aura plus que la disgrâce.

Le Misanthrope Acte I sScène 2

Acte I scène 2
Vers 250 à 292

Des paroles aux actes…

Ce début de la scène 2 vient parfaire l’exposition de la scène 1 par la mise en pratique des principes d’Alceste. En effet nous assistons ici à l’écho dramatique (« drama » gr. l’action ) du récit d’Alceste, la saynète sur les embrassades de Philinte. C’est également au moment où Philinte évoque Célimène et son attitude de coquette que surgit le rival annoncé par la didascalie initiale. Molière conduit ainsi le théâtre du débat à l’action.
LECTURE
Quatre mouvements sont perceptibles dans cette quarantaine de vers, qui assimilent le passage comme l’ensemble de la scène à un « pas de deux » réglé : nous assistons tout d’abord à la justification de l’entrée du personnage, suivie rapidement d’un assaut d’amabilités et de caresses (v.251 à 276), provoquant la défense d’Alceste (v.277-284) qui entraîne un redoublement de l’assaut (285-292) et la fin du passage juste avant l’annonce du fameux sonnet. Cette composition marque en fait l’un des enjeux dramaturgiques du passage : comment Molière parvient-il à mettre en action le débat précédent pour parachever l’exposition ? Pour répondre à cette question il nous faudra d’abord montrer la dynamique de l’échange mondain, puis déceler le comique comme étant ici le résultat de l’affrontement de deux raideurs. Enfin nous nous attacherons à voir dans ce passage une mise en scène de la comédie sociale, qui fait dire à un critique moderne que cette scène est « une des plus riches de tout le théâtre moliéresque » (Jacques Guicharnaud Molière, une aventure théâtrale.)

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L’arrivée d’Oronte n’était pas annoncée et il surgit, tel un fâcheux, interrompant le débat entre Philinte et Alceste. Pourtant cette irruption va bel et bien relancer le débat mais en le déplaçant de la théorie et du récit, à la pratique et à la représentation.
Oronte est l’un de « ces grands faiseurs de protestations » que vient de condamner Alceste (v.44). Il est placé sous le signe de l’hyperbole dans sa déclaration d’amitié envers Alceste. Les termes d’« estime » et de « mérite » sont employés plusieurs fois accompagnés d’adjectifs ou de compléments qui en soulignent la dimension hyperbolique : « incroyable », « tout l’univers ». Les superlatifs abondent : « rien qui ne soit au-dessous », « préférable (plus aimable que) » « de plus considérable ». Le personnage se révèle ainsi sous le signe de la chaleur dénoncée par Alceste au début de la scène 1,(v.23) et qui se retrouve ici dans son discours : « ardent, je brûle, un ami chaud ». Oronte, en quelque sorte décrit deux fois dans la scène précédente, par la saynète d’Alceste puis dans la tirade sur les « grands faiseurs de protestations » est maintenant en scène.
Il se dégage également de son discours élogieux pour Alceste un autre éloge mais à son propre égard. Ainsi il se présente lui-même comme un « ami chaud et de ma qualité ». Il insiste sur le fait qu’il « n’est pas assurément pour être rejeté » ce qui, lu comme une litote, est un précieux compliment. Les références à la valeur de son propre jugement ne manquent pas : « de ma part », « je vous tiens ». Enfin le roi lui-même l’écoute. Ainsi Oronte apparaît avec le « mérite éclatant » qu’il prête à Alceste.
D’ailleurs c’est en conférant du mérite à Alceste qu’il en acquiert lui-même. Molière pose ainsi la question du compliment, sans même encore poser celle de la flatterie. En effet, décidant du mérite d’Alceste, Oronte se pose en juge, en arbitre et à ce titre comme déjà au-dessus du compliment lui-même. C’est ce que confirme sa référence au roi qui « en use le plus honnêtement du monde avecque /lui/ ». Oronte distingue Alceste, c’est donc qu’il est lui-même fort distingué.
Alceste joue ici le rôle de l’arroseur arrosé puisqu’il se retrouve cible des embrassements qu’il reprochait à Philinte. Il cherche d’abord à le nier. « À moi , monsieur ? ». En effet la colère n’est pas première chez Alceste. Il est d’abord dans son coin « rêveur » et on l’oblige à venir. Contraint il « sort de sa rêverie ». La mise en scène de la misanthropie n’est pas la mise en scène d’un monologue bougon. C’est la mise en scène de la réaction d’Alceste au monde. Il faut que sa bile « s’échauffe ». Les autres doivent venir le chercher. C’est exactement ce que fait Oronte. Et c’est de ce frottement, de ce heurt du misanthrope et du monde que naît le comique.

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Le comique de la scène repose d’abord sur cette situation d’arroseur arrosé, cette mise au pied du mur d’Alceste. Ce dernier adopte une position de résistance. À cette fin, il commence par feindre. La didascalie indique « semble ne pas entendre ». Pourtant sa deuxième réplique montre qu’il a parfaitement entendu. Alceste essaie de fuir par la feinte mais n’y parvient pas. Il lui faut alors faire face. Ce sera dans le refus. Ainsi le « mais », la négation « je n’attendais pas » révèlent son rejet.
Un élément essentiel du caractère d’Alceste est montré ici. Alceste n’est pas d’abord dans la colère. Il lui faut monter en puissance, il faut lui « échauffer la bile »(v.90). Le comique naît à la fois de cette raideur de colère et de son attente. Le spectateur prévoit l’explosion et l’attente lui procure un plaisir proche du rire lui-même.
Alceste est bien l’homme de la raideur, celui dont le « dessein est de rompre en visière à tout le genre humain » (v.96). Toutefois, si le spectateur attend cet affrontement, il n’a pas encore lieu. Alceste ici n’arrive pas à parler. Un effet mécanique de répétition vient nous faire rire. Alceste avec ses « monsieur » essaie de couper court mais Oronte ne le laisse pas intervenir. Le rire naît de cette raideur de la répétition. Il naît aussi de la reprise du ton sérieux. Alceste emploie un vocabulaire religieux « mystère », « profaner », « repentirions » qui rejoint les hyperboles d’Oronte.
En effet si Alceste est dans la résistance, Oronte lui est dans la persistance. Son assaut est répété. Ainsi il interrompt quatre fois la protestation d’Alceste. Et chaque fois il va plus loin. Enfin il en appelle au ciel pour l’écraser. De ce choc des deux raideurs naît le comique. Oronte va jusqu’à emprunter les jurons d’Alceste. Rejeté il persiste encore, et tourne les paroles d’Alceste pour en faire des serments d’amitié plus forts : « je vous en estime encore davantage ».
Alors que la scène 1 provoquait un rire de dissonance, ici c’est la symétrie des deux personnages qui fait rire. La comédie se donne par la parfaite adéquation de chaque raideur. Alceste ne sera pas le seul ridicule. Et c’est sans doute aussi de cette situation que la scène 2 tire une complexité qui lui est propre et qui nous incite à voir certes une scène de comédie, mais plus généralement une scène de la comédie sociale, la comédie dans laquelle nous sommes tous entraînés.

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La scène obéit d’abord aux règles les plus strictes de la liaison de scène. Il faut justifier la présence d’Oronte. Il s’en charge en expliquant lui-même pourquoi il est là. La comédie garde ainsi sa vraisemblance. Le théâtre se trouve sur la scène mais le spectateur y est aussi par Philinte interposé. En effet l’affrontement Oronte-Alceste se déroule sous les yeux de Philinte comme le début de quiproquo nous le rappelle : « C’est à vous, monsieur, que ce discours s’adresse ». Ainsi se trouvent sur scène trois caractères, trois pôles du jeu social.
Alceste refuse de jouer. Il résiste, est dans son coin, ne souhaite pas entrer dans la danse. Il refuse la comédie sociale. Ce n’est qu’un de ses paradoxes de « donner la comédie » en refusant le jeu, paradoxe que ne cesse de lui rappeler Philinte dans la scène 1. Il ne veut pas de « commerce », ni de « marché »(v.284). Il souhaite une identité parfaite entre le cœur et la parole, (v.70 le fond de notre cœur dans nos discours se montre, … que nos sentiments / ne se masquent jamais sous de vains compliments). Ce refus du masque est un refus du théâtre. On comprend mieux ici pourquoi Rousseau adepte d’Alceste, condamnait le théâtre.
Oronte a une attitude symétrique. Il accepte pleinement le jeu. Plus exactement pour Oronte, il n’y a pas de jeu. À proprement parler Oronte ne ment pas. Il faut le croire lorsqu’il le dit. En effet pour Oronte il n’y a pas de différence entre être et paraître puisque seul le paraître existe. C’est pourquoi il exhibe ainsi son cœur dans son discours. Il n’a strioctement rien à cacher. Il ne porte pas de masque (« persona »gr le masque) il est le masque.
En revanche Philinte incarne le paradoxe du comédien. Pour bien jouer il ne faut pas éprouver mais comprendre. Ainsi se tait-il dans ce début. Il mesure, interprète. Philinte est le joueur lucide et cynique : « il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur ». Alceste et Oronte lui donnent la comédie en même temps qu’ils la donnent à tous les Philinte de la salle.
La comédie peut se faire alors un peu grinçante. Force est de constater que chez Molière on ne se comprend pas, pire, on ne communique pas. Oronte ne convainc pas Alceste, qui ne convainc pas Oronte, qui ne convainquent pas Philinte qui ne les convaincra pas non plus. Chacun reste enfermé, aliéné dans un changement impossible. Il est dès lors compréhensible qu’on ait vu dans Le Misanthrope une pièce plus tragique que comique.


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Le début de la scène 2 prolonge l’exposition en introduisant un personnage et un caractère essentiel. Molière y théâtralise le débat montrant plus que jamais qu’au théâtre « dire c’est faire ». Le comique naît de l’affrontement des raideurs. La scène cependant complexifie la problématique de l’être et du paraître en représentant la comédie sociale et en montrant l’impasse dans laquelle se trouvent les hommes.