Candide, Chapitre
1
Comme
tout début, le chapitre 1 de Candide remplit
un contrat d'ouverture. Cet incipit définit les lieux, donne des
indications sur les personnages et esquisse les enjeux narratifs de
l'histoire à venir. Ce chapitre présente cependant des
caractéristiques qui en font également une page célèbre dans
l'histoire de la littérature. Candide, ou l'Optimisme qui
par son titre place personnage et thème philosophique en position
d'équivalence révèle des enjeux non seulement narratifs mais
idéologiques, et le style remarquable de cette première page offre
un contrat de lecture aussi divertissant qu'engagé. Pour ces raisons
étudier cette première page revient à se demander comment
Voltaire, en une page à peine, parvient à établir un
mille-feuilles satirique, philosophique et divertissant. Pour
répondre à cette question nous étudierons d'abord dans quelle
mesure le décor n'est qu'une forme de carton-pâte qui abrite des
personnages-marionnettes, puis nous verrons comment la société aristocratique est ridiculisée, et enfin nous examinerons la remise en
cause philosophique de la théorie de l'Optimisme.
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Le
titre de l'ouvrage de Voltaire est suivi de ce que l'on peut appeler
une fiction éditoriale, pour ne pas dire un mensonge : traduit
de l'allemand de M. le Docteur Ralph. Et la première ligne nous
indique que l'action se déroule en Westphalie. Certes Voltaire
protège ses arrières, et ne souhaite pas du tout se voir attribuer
l’œuvre. Le choix de l’Allemagne est aussi justifié car c'est
la patrie de Leibniz, auteur de la Théodicée,
et cible de Voltaire. Quant au nom du château de
Thunder-Ten-Tronckh, il semble un peu long, aux consonances un peu
ridicules. Surtout on est assez loin d'un château de contes de fée,
« une porte et des fenêtres », « une basse-cour »
rien là qui puisse éveiller le merveilleux. Tout se passe comme si
l'univers du conte n'était convoqué que pour être parodié.
L'expression même de « Il y avait ... » joue avec
le plus classique « Il était une fois ... » pour
souligner cette familiarité et cette distance. Le lecteur peut donc
se sentir à la fois en terrain connu, l'Allemagne, la féodalité ,
le conte et en terrain de parodie, de détournement.
Détournés
sont aussi les personnages traditionnels du conte. Candide héros
éponyme est le premier décrit. Tout inspire l'innocence d'un petit
Poucet ou de la gentille sœur des Fées de
Perrault. Sa naissance cependant renvoie à l'univers romanesque des
enfants illégitimes et donc aux romans picaresques du XVIIème et du
XVIIIème siècle, dont l'un en allemand s'intitule Les
Aventures de Simplicius Simplicissimus. Candide,
dont le nom signifie bon, sincère et naïf dès le XVIème siècle,
a lui même l'esprit le plus simple, c'est-à-dire simplicissimus, au
superlatif. Dans le roman picaresque le héros, de basse naissance,
voire orphelin, illégitime, est jeté sur les routes par la guerre,
les injustices et doit œuvrer pour conquérir une place. Voltaire
qui dispose au sens propre d'une culture encyclopédique joue sur les
codes littéraires pour décrire son premier personnage.
Les
suivants seront énumérés pour être raillés selon un procédé
identique celui de la cause défaillante. La description se fait
selon un ordre qui semble bien hiérarchique, le baron, sa femme,
puis leurs enfants. Le baron est l'un es plus puissants seigneurs de
Westphalie mais cette qualité est immédiatement démentie par ce
qui en est la cause : la porte et les fenêtres dce son château.
Le principe de la description est de démentir la grandeur des
personnages par ce qui en fait la cause. C'est une des armes de
l'ironie. Pour la baronne ce n'est plus la coordination « car »
qui est à l'oeuvre mais l'expression « par là ». Elle
inspire « une très grande considération » mais c'est
par son poids de près de 150kg. Les causes ruinent les effets.
Quant
aux deux enfants ils sont aussi ridicules. Le prénom de la fille
signifie en germanique, qui ne craint rien. Mais ses sonorités
françaises dénoncent immédiatement ce sens médiéval. Elle est
sous le signe de la nourriture, « fraîche, grasse,
appétissante ». Quant au fils qu'elle a précédé, il est en
tous points semblable au père c'est-à-dire ridicule lui aussi.
A
travers ces personnages c'est la société féodale que Voltaire met
à mal et cette première page est l'occasion d'une satire contre les
règles et les valeurs aristocratiques de l'Ancien Régime (enfin pas encore ancien).
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La
société féodale est directement visée par la mention du château
et les titres nobiliaires. Le nom du château qui évoque la foudre
en allemand prend en français des sonorités ridicules,
caricaturales. Chaque aspect de la grandeur féodale est tourné en
dérision. La grandeur du château se réduit à une salle, la meute
pour les chasses à courre est constituée des chiens de la
« basse-cour », les services de la religion transforment
le vicaire en « grand aumônier ». Pour chaque aspect,
c'est finalement le langage qui en changeant le nom des choses les
transforme, seule magie de ce conte qui commence la vanité des
nobles à se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas.
Irrésistiblement on pense à La Fontaine et à sa fable La
Grenouille et le Boeuf.
C'est
de nouveau avec Candide que la charge contre la féodalité se fait
sentir. Son père est un « bon et honnête gentilhomme ».
Mais il a été refusé parce qu'il ne présente pas assez d'ancêtres
nobles. Là encore fonctionne mais à l'envers le système ironique
voltairien de la cause défaillante, qui prouve le contraire de ce
qu'elle est censée montrer. Ce n'est pas le père de Candide qui est
en défaut ici mais bien le baron et sa grande vanité, et avec lui
toute la mesquinerie d'un système qui ne valorise que la naissance.
Beaumarchais fera dire à Figaro accusant le Comte Almaviva :
« Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes
donné la peine de naître ». Ici naître ne suffit pas à
Candide mais c'est bien le même système de privilèges héréditaires
qui est en cause.
Ainsi
donc le sens du détournement et de la parodie observés en première
partie est de permettre une satire sociale efficace car elle met les
rieurs du côté de Voltaire. Pourtant cette satire sociale n'est pas
isolée d'une satire philosophique annoncée déjà par le lieu.
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L'oracle
de la maison, Pangloss, occupe une bonne partie de cet extrait. Sa
désignation n'est pas qu'une antiphrase. Il est véritablement celui
qui rend les prédictions et que l'on croit. Ce qui va par contrecoup
de nouveau ridiculiser l'ensemble des habitants du château. Pangloss
par son nom est celui qui est « tout langage , tout en la
langue », celui qui ne fait que parler. Son enseignement
construit un peu comme le nom du château, juxtapose des concepts
philosophiques : metaphysique, théologie, puis scientifique,
cosmologiques, et absurdes nigologie, qui n'est par construction que
la science des nigauds. Le terme vient ruiner toute prétention
sérieuse pour Pangloss. Dès lors son discours est suspect et le
lecteur va y traquer les marques d'ironie aux quelles Voltaire vient
de l'habituer.
Le
terme « admirablement » est employé en antiphrase. La
juxtaposition des deux premières propositions « il n'y a point
d'effet sans cause » et l'expression le meilleur des mondes
possibles renvoie directement au philosophe allemand Leibniz. Leibniz
s'inscrit dans une tradition philosophique qui s'interroge sure la
question du mal. Comment et pourquoi le mal existe-t-il dans un monde
créé par Dieu ? Ce travail de justification du mal s'appelle
« Théodicée » et Leibniz a écrit lui-même une
théodicée dont la conclusion est notamment que le monde créé est
le meilleur possible. C'est cette pensée que méthodiquement
Voltaire tourne en ridicule en la caricaturant avec Pangloss. Le
raisonnement de Pangloss a tout du sophisme. Sa première expression
« il est démontré » fonctionne comme un argument
d'autorité alors que justement rien n'est démontré. Puis
s'actualise ici le système des causes défaillantes : « Les
nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons nous des
lunettes ». Le lien de l'effet lunette à la cause nez est
absurde. Et toute la chaîne logique est ridicule, passant du
coq-à-l'âne, nez-lunettes , jambes-chausses, pierre-château,
Monseigneur-très beau château, cochon-nourriture, à la conclusion
générale « tout est au mieux ». Ce discours de Pangloss
est un florilège de raisonnements absurdes dont l'accumulation
provoque le rire. Voltaire détruit soigneusement toute velléité
sérieuse chez ses adversaires. Il détruit non seulement leur pensée
mais le fait même qu 'ils prétendent en avoir une. Par
ailleurs il a lui-même dans sa satire sociale utilisé le système
logique de la cause et de l'effet. Bref il ne s'attaque pas à la
pensée philosophique de Leibniz seulement dans le discours de
Pangloss, mais également dans toute cette première page.
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La
première page de Candide est
un morceau choisi de la littérature française, scolaire, mais pas
seulement. Pourquoi ? Parce qu'elle est une arme en action.
Voltaire y déploie des aspects multiples de la littérature, le
conte, le roman picaresque, la satire, et un effort manifeste pour
ruiner la philosophie de la théodicée. Il remplit bien sûr son
contrat d'ouverture, informer le lecteur sur les conditions
d'existence de cette fiction, les personnages, les lieux, et les
enjeux. Au-delà on est en droit à cette étape du récit de
s'interroger sur ce que Voltaire pourra construire, et de récit, et
de philosophie après cette joyeuse exécution par le rire.