lundi 28 octobre 2013

Commentaire de l’incipit du Planétarium





Née en Russie en 1900, Nathalie Sarraute est l’héritière au moins par ses origines, d’une immense tradition romanesque, Tolstoï, Dostoïevski. Tourgueniev. Elevée en Suisse et en France elle hérite aussi du versant occidental du roman du XIXème. Pourtant dès la première page, ­Le Planétarium rompt avec les codes des romanciers du réel, qui très souvent offrent un cadre et des personnages. L’originalité de cet incipit tient à ce détournement des attentes. Comment Nathalie Sarraute opère-t-elle, comment le début du Planétarium livre-t-il une ouverture éloignée des repères réalistes sans pour autant perdre totalement le lecteur ? Répondre à cette question reviendra tout d’abord à s’intéresser à la voix qui parle ici, pour ensuite comprendre comment cette voix nous fait pénétrer dans une réalité nouvelle, dans une conscience. Ainsi nous pourrons enfin examiner les enjeux auxquels elle donne accès.


                                      
Le texte s’offre d’emblée comme la parole d’une voix. Le début est théâtral par l’adverbe de négation, non, qui rappelle certaines interjections au début des pièces de Racine : « Quoi.. » dans Britannicus ou « Oui » dans Iphigénie et Athalie. La ponctuation par les points de suspension indique une pensée en mouvement qui hésite et avance. Certaines expressions marquent l’oralité, comme « il s’en est fallu d’un cheveu ». Le lecteur hésite cependant : le personnage est-il le narrateur ? La réponse n’est pas immédiate et il faut attendre qu’apparaisse le pronom « elle » pour simultanément avoir la confirmation du monologue, comprendre qu’il s’agit d’un monologue intérieur au style indirect libre et que le personnage est une femme.
Ce personnage dispose de la même épaisseur que le personnage de théâtre, sauf qu’il n’est pas incarné par un comédien, c’est-à-dire que sa parole le révèle. Ici la préoccupation hypertrophiée autour de l’accord entre la couleur du rideau et celle du mur, la richesse du lexique, la précision sur les couleurs, dénotent un milieu social aisé, des jugements esthétiques fondés sur une culture artistique.
Pourtant les repères traditionnels, lieu, personnage défini, époque, ont quasi disparu, au profit d’un ici maintenant encore énigmatique souligné par les adverbes de temps « maintenant », quatre fois, et le présent d’énonciation. La rupture avec le réalisme est claire.
Cependant la voix du monologue offre un accès à une autre réalité, moins extérieure que celle auxquels la tradition romanesque avait habitué le lecteur, celle d’une conscience qui perçoit le monde.


           Le monologue intérieur a pour objet la description d’un rideau et d’un mur et plus précisément des couleurs de ces deux objets. Le monde extérieur est donc ramené à la préoccupation du personnage, à son « obsession ».  Les répétitions sont l’un des moyens lexicaux pour rendre cette obsession. Bien sûr les occurrences de « vert » sont nombreuses, comme sa déclinaison « sombre, profond, bleuté, émeraude… » Le verbe falloir est employé  à plusieurs temps : «  il faut toujours, il s’en est fallu, ce qu’il fallait ». L’adverbe « exactement ». Les hyperboles se succèdent qui soulignent l’obsession. « parfait, merveille, réussite ». Cette hypertrophie des enjeux se mesure aussi par les termes « danger, folie » qui apparaissent disproportionnés.
Le monde obsessionnellement perçu mélange les sens visuels et la perception tactile ou psychologique. Les couleurs renvoient à la vue mais pas seulement. Le vert est à la fois  « profond, sobre et discret », dimension psychologique, alors qu’il est simultanément « lumineux ». Le mur a « la douceur d’une peau de chamois ». L’ensemble évoque la fraîcheur du vent.
 Progressivement le monologue permet au lecteur de découvrir un cheminement qui est presque celui d’un peintre abstrait. Parce qu’elle a vu une meule de foin dans un champ de blé elle a choisi les couleurs de son mur et de son rideau qui désormais lui évoquent ce champ. « Elle a réussi à leur dérober » à la manière du peintre qui par les couleurs évoque le réel.
Dans cet effort du personnage pour recréer à l’intérieur de son « petit nid » le champ contemplé à la campagne, on perçoit un autre effort, celui d’un texte qui cherche à rendre compte de l’intériorité d’un personnage par ses pensées.



L’enjeu de ce monologue est peut-être de parvenir à rendre compte non du rideau et du mur, mais bien du personnage. Tout tourne autour de lui, comme dans un Planétarium, le dôme étoilé tourne autour des spectateurs. Le lieu est son nid, le moment est « maintenant ». Par l’abondance des détails, l’hypertrophie des jugements de valeurs, le personnage s’offre comme excessif. L’écriture permet ce dévoilement grâce aux reprises, aux points de suspension, qui sans cesse font entendre une voix qui se reprend pour amplifier son jugement initial. Les exemples sont nombreux dès le début : « une vraie surprise, une chance…une harmonie exquise ». Les gradations sont permanentes aussi dans le jugement dévalorisant : « quel danger, quelle folie ». 
Ce travail vise non seulement à créer une sorte d’exploit littéraire dans la description minutieuse d’une couleur mais également à créer une autre lecture celle du personnage qui parle. Ainsi le terme « illumination » peut s’entendre dans une triple acception, celle évidente de l’idée de génie, celle liée aux couleurs du vert lumineux, mais celle aussi du coup de folie de l’illuminée.
Dans son appropriation du monde le personnage en nous le restituant nous restitue son monde intérieur. L’extérieur, ici les attributs du champ et de la meule, le personnage a réussi à les « dérober ». Ainsi cette description loin de nous révéler l’harmonie des couleurs nous révèle le personnage : « elle et faite ainsi », offrant peut-être déjà la source d’une intrigue en liant « amour » et « possession » « appropriation ». Le choix du monologue intérieur, de l’apparente futilité de son objet, révèle bien des enjeux narratifs propres à l’incipit, au travers de minimes déplacements de la pensée.



Ce roman de Nathalie Sarraute, Le Planétarium, s’ouvre sur un rideau devant un mur. L’audace est grande et en rupture avec la tradition mimétique du roman réaliste. L’auteur entraîne le lecteur non vers une aventure mais vers le flot, l’intériorité d’une pesée. Le monologue intérieur est la voie vers une conscience qui en s’appropriant le monde se révèle au lecteur. Un glissement s’opère d’un réalisme vu à réalisme perçu, ressenti. Le Nouveau Roman n’a pas détruit tout réalisme, mais ouvert le roman sur une réalité autre celle de la perception du monde. Un titre plus tardif de Nathalie Sarraute sera d’ailleurs : Vous les entendez.

jeudi 24 octobre 2013

Incipit du Planétarium



NATHALIE SARRAUTE.  LE PLANETARIUM (1959)






         Non  vraiment, on aurait beau chercher, on ne pourrait rien trouver à redire, c’est parfait... une vraie surprise, une chance... une harmonie exquise, ce rideau  de velours, un velours très épais, du velours de laine de première qualité, d’un vert profond, sobre et discret... et d’un ton chaud,  en même temps, lumineux... Une merveille contre ce mur beige aux reflets dorés... Et ce mur... Quelle réussite. On dirait une peau... Il a la douceur d’une peau de chamois... Il faut toujours exiger ce pochage extrêmement fin, les grains minuscules font comme un duvet... Mais quel danger, quelle folie de choisir sur des échantillons, dire qu’il s’en est fallu d’un cheveu -et, comme c’est délicieux maintenant  d’y repenser- qu’elle ne prenne le vert amande. Ou pire que ça, l’autre qui  tirait sur l’émeraude... Ce serait du joli, ce vert bleuté sur ce mur beige... C’est curieux comme celui-ci, vu sur un petit  morceau, paraissait éteint, fané... Que d’inquiétudes, d’hésitations... Et maintenant c’est évident, c’était juste ce qu’il fallait... Pas fané le moins du monde, il fait presque éclatant, chatoyant contre ce mur... exactement pareil à ce qu’elle avait imaginé la première fois... Cette illumination qu’elle avait eue... après tous ces efforts, ces recherches  -c’était une vraie obsession, elle ne pensait qu’à cela quand elle regardait n’importe quoi-  et là, devant ce blé vert qui brillait et ondoyait  au soleil sous le petit vent frais, devant cette meule de paille, ça lui était venu tout d’un coup... c’était cela -dans des teintes un peu différentes- mais c’était bien là l’idée... exactement ce qu’il fallait... le rideau en velours vert et le mur d’un or comme celui de la meule, mais plus étouffé, tirant un peu sur le beige... maintenant cet éclat, ce chatoiement, cette luminosité, cette exquise fraîcheur, c’est de là qu’ils viennent aussi, de cette meule et de ce champ, elle a réussi à leur dérober cela, à le capter, plantée là devant eux sur la route à les regarder, et elle l’a rapporté ici, dans son petit nid, c’est à elle maintenant, cela lui appartient, elle s’y caresse, s’y  blottit... Elle est faite ainsi, elle le sait, qu’elle ne peut regarder avec attention, avec amour que ce qu’elle pourrait s’approprier, que ce qu’elle pourrait posséder... 





                                                                        Nathalie Sarraute. Le planétarium, 1959.                                                               Édition, Folio, Gallimard.

mercredi 9 octobre 2013

Incipit du Diable au corps de Raymond Radiguet


L’ouverture du Diable au Corps, court roman de Raymond Radiguet publié en 1923 et qui fit scandale à sa sortie, est exemplaire à plus d’un titre.
Dans quelle mesure peut-on dire du scandale du Diable au corps qu’il débute ici ? C’est la question que nous souhaiterions examiner.
À cette fin nous envisagerons tout d’abord cette première page comme un classique début de roman chargé de donner des indications spatio-temporelles et d’engager l’intrigue. Mais nous comprendrons rapidement que le narrateur de Radiguet pervertit  les codes réalistes habituels en organisant sa propre défense. Enfin, en nous appuyant sur cet apparent plaidoyer, nous souhaiterions souligner sa dimension provocatrice.


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Radiguet donne à lire un véritable début de roman en indiquant rapidement les données essentielles pour situer l’action et les personnages. Il répond en cette première page aux questions habituelles de l’incipit romanesque. Le narrateur est désigné dès le premier mot- « je »- comme personnage principal et le mot « homme » nous révèle qu’il s’agit d’un homme. La deuxième phrase informe sur l’époque-la guerre-en même temps que sur l’âge du personnage « douze ans » et le début du deuxième paragraphe indique le lieu, F… au bord de la Marne.
            Pourtant l’histoire se fait attendre. Si le passé simple et l’imparfait figurent bien ici –« j’eus », « vinrent », « devais », « habitions », « condamnaient »- ces temps sont mêlés à des futurs proches, futurs et présents de vérité générale, temps parfois qualifiés de temps du discours. L’énonciation se révèle alors problématique. Cette incertitude qui naît- récit ou discours ?- se double d’un mystère sur le contenu de l’histoire. Le narrateur évoque une « période extraordinaire », des « troubles », il a vécu une « aventure », et enfin le terme de « sensualité » associé au titre ouvre un horizon d’attente qui est celui du roman d’amour. Parallèlement aux réponses naissent des interrogations concernant le contenu de l’intrigue, ce qui semble, somme toute classiquement, remplir le contrat de l’incipit, informer et inciter à poursuivre,

Cependant le lecteur qui aura recueilli ces informations les aura trouvées mêlées à un genre autre que le narratif : celui du plaidoyer.
            Ainsi dès la première phrase et le mot « reproches » complément d’objet direct du verbe fort juridique « encourir » le texte s’offre comme une adresse au lecteur. Les points d’interrogation renforcent cet effet de dialogue et le subjonctif « que ceux qui(…) se représentent » a valeur d’impératif. Le lecteur est pris à témoin pour participer à la défense du narrateur.
            Cette défense est bâtie sur trois arguments successifs que l’on pourrait résumer ainsi : ce n’est pas ma faute, j’étais un enfant, je ne suis pas le seul. L’ambiguïté de cette défense est double. D’abord le lecteur bien que pris à témoin par des questions reste extérieur au jugement qu’on lui demande puisque non seulement il ne connaît pas la nature de la faute mais également que les questions sont essentiellement oratoires.  Ensuite le coupable désigné surprend : la guerre envisagée comme période de « grandes vacances » ou comme « briseuse de cloche à fromage » !
            Le narrateur organise donc certes une défense, relayée par des présents de vérité générale -« il n’existe rien », « naît », « se manifeste », « le chat en profite »- et des oppositions censées l’absoudre-« enfant »/ »homme », « très jeunes garçons »/ »aînés »- mais semble paradoxalement peu soucieux de plaire à ses détracteurs. En effet la fin du premier paragraphe, produit un effet savamment retardé et mis en spectacle par les deux points. L’équivalence entre la guerre, « ce que fut la guerre », et « quatre ans de grandes vacances » provoque une surprise qu’il est presque superflu de commenter tant le rapprochement semble incongru dans un pays qui compte un million trois cent mille victimes. Quant à la poursuite dans le second paragraphe avec un chat, une cloche et un fromage, elle risque peu d’attirer l’indulgence des « aînés », sommer de se représenter la guerre soit comme de grandes vacances soit comme l’occasion pour un chat de manger un fromage.
           
Dès lors il semble bien qu’au-delà d’un début réaliste sous la forme d’un plaidoyer, le narrateur de Radiguet s’efforce bien plus de bâtir une provocation dont on peut comprendre qu’elle fit scandale. Mais quelle est exactement la teneur de cette provocation ?
            Elle tient d’abord au contenu que le lecteur peut soupçonner en reliant « troubles » « aventure » « embarras » « homme » « mixte » et « sensualité », et bien sûr le titre et le mot « corps » autant que le mot « diable », le tout associé aux « reproches » : c’est bien un jeu de piste mais les indices désignent assez clairement la nature du trésor à découvrir. Une histoire d’amour se dessine entre une femme et un jeune, très jeune, garçon.
            Davantage la désignation de la guerre comme décor de cette aventure voire comme responsable semble presque sacrilège.
            Enfin la métaphore filée du deuxième paragraphe joue dans cette esthétique de la provocation un rôle exemplaire. Tout d’abord elle étonne par sa trivialité voire son incongruité. Rapprocher par la comparative « aussi réel que » le rêve et un fromage, le narrateur et un chat est surprenant. Puis deux termes sont sans comparés « la cloche » et « les maîtres ». Dès lors il s’agit de construire pour le lecteur un sens en accord avec ce qui précède.  Il lui faut expliciter le contenu de ce qui débute comme une comparaison mais se poursuit comme une métaphore filée in absentia. Le fromage est «  ce qui semble rêve aux autres », le désir en quelque sorte. Et le chat est assez clairement le narrateur, mais il est moins simple d’attribuer une signification à la cloche de verre. On peut sans doute proposer d’y voir les conventions sociales, la morale, l’ensemble des règles sur lesquelles se fonde la société en temps de paix. La participiale à valeur passive, « la cloche se cassant » pourrait dès lors renvoyer à la rupture introduite par la guerre, les « coup(ures) » des « maîtres » étant alors une métaphore et une métonymie des ravages de la guerre. La provocation devient un exercice de style presque contourné, précieux. Certes il est dévalorisé par la trivialité des comparants mais on peut aussi y voir une ruse supplémentaire du narrateur, qui tel un chat, effectivement, joue ainsi à attraper son lecteur, comme il le ferait d’une souris grande absente de cette saynète qui semble sourire aux futurs surréalistes qui pourtant n’appréciaient pas tous Radiguet. On aurait bien alors dans cette première page une superbe provocation, le second paragraphe doublant le premier métaphoriquement, réduisant la guerre à une cause de disparition de fromage, l’amour à un plaisir de chat, la société et ses règles à une cloche de verre. Et le lecteur ? À une souris éberluée et un peu perdue.

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La première page du Diable au Corps mélange les genres : roman, plaidoyer, provocation. On a dit du roman qu’il avait choqué et son éditeur a su jouer de ce scandale. Aujourd’hui son contenu peut nous sembler banal, la morale en a vu d’autres en quatre-vingt-dix ans. Ce qui l’est moins réside sans doute dans un style et des images qui savent dérouter.

Incipit de Germinal


     Ce texte est l’incipit du roman de Zola Germinal, écrit en 1885. L’incipit d’un roman, qui va conventionnellement de la première phrase à la première page, est un lieu stratégique chargé d’une double mission : informer et inciter. Informer le lecteur sur les éléments-clés d’une situation initiale par les réponses aux questions : Qui ? quand ? et où ? Mais également inciter le lecteur à poursuivre et donc lui donner les prémices d’une intrigue. Se présentant ici comme une description le texte autorise le lecteur à entrer dans l’intrigue par le pays des mineurs et la marche du personnage principal au milieu de la nuit vers une destination inconnue.Il semble que Zola livre ici davantage une vision symbolique dans un décor déroutant et nous souhaiterions examiner comment le réalisme laisse peu à peu la place à une dimension visionnaire. Dans ce but il conviendra tout d’abord d’examiner l’esthétique  du vraisemblable à l’œuvre ici, puis de s’interroger sur la manière dont cette description engage le récit afin, enfin, de montrer comment cette description dépasse le réel.


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Zola soigne tout d’abord l’ancrage spatial par deux toponymes. Marchiennes est bien une ville du Nord cependant que Montsou écrit « Montsoult » existe en région parisienne. Par ailleurs les « champs de betteraves » sont également un indice du Nord. Bien ancré, cependant l’espace est ici hostile et perd vite ses noms propres au profit de noms communs et d’articles indéfinis : « un chemin creux, un coude, une fosse ».
Les précisions sur le mois et l’heure sont intrigantes car le milieu de la nuit ne semble pas le meilleur moment pour voyager. Nous n’avons pas de chronotope au sens habituel et les indices semblent délivrés accidentellement, en incise :  le « vent de mars », « l’homme était parti de Marchiennes vers deux heures », « depuis une heure ». Le froid indique l’hiver, et là encore joue un double rôle à la fois temporel et spatial.
Le personnage demeure anonyme et démuni, placé sous le signe du manque et guidé par une sorte d’instinct animal. On le qualifierait aujourd’hui de SDF. Il est d’abord annoncé par l’article indéfini « un homme » puis repris par le défini « l’homme ». Enfin il est caractérisé par l’absence d’article « sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte », et simultanément se trouve au centre son appartenance sociale à la classe ouvrière, problématique puisqu’il est privé de travail. Énigmatique et totalement démuni le personnage semble cependant détenir les clés de l’intrigue qui commence.


Faisant le choix d’ouvrir son récit au milieu du chemin, Zola livre un cadre plausible qui engage également le lecteur dans une action.

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Cette première page joue sur les points de vue et offre tout de suite un héros. Ainsi entouré de nuit Étienne, anonyme encore, apparaît comme le centre du roman. Il est le foyer de perception. Mais c’est un foyer presque aveugle : « il ne voyait pas, il aperçut ». Surtout, il est caractérisé par sa classe sociale. Les éléments descriptifs soulignent sa misère, le « coton » matière de pauvre est de plus « aminci ». Son corps lui-même est abîmé. Il est réduit à de simples besoins. Cela permet à Zola d’annoncer la nature du roman : Germinal  sera un roman sur la condition ouvrière.
Si les toponymes contribuent à l’effet de réel, Zola isole l’action par plusieurs procédés. La métaphore filée de l’océan coupe le roman du monde, le chemin creux confirmera cet isolement qui doit permettre à la fiction de s’engager. Il crée les conditions de «  l’expérience » naturaliste ainsi que le préconisent ses textes théoriques comme Le roman expérimental. Germinal met les principes en application.
Enfin tout ici sonne comme une annonce : le début d’une vie nouvelle par le chemin creux, les angoisses de l’homme qui espère, la nuit qui précède le jour… La première page remplit sa fonction incitatrice en livrant parcimonieusement ses informations et en offrant à la fois la naissance problématique d’un lieu, d’un jour, d’un homme.

Cette description, menée à travers le point de vue du personnage central, engage l’action par les attentes qu’elle crée. Mais elle est aussi, et davantage, symbolique.

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Le paysage de ce début de roman est paradoxal. En effet il est à la fois invisible « sous la nuit sans étoiles » et « l’embrun aveuglant des ténèbres », et décrit à travers les perceptions du personnage et le narrateur. Ce paradoxe explique qu’il glisse progressivement vers une « apparition fantastique.
Dès le premier paragraphe le champ de vision est restreint par les perceptions d’un homme seul : « il ne voyait même pas le sol noir ».  Cette couleur, omniprésente dans ce roman du charbon, est relayée par une métaphore : « d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre ». La route et la plaine sont associées respectivement à une « jetée » et à la « mer ». La nuit elle-même devient « embrun ». Dans cette métaphore filée de l’océan plat et vide, le paysage du Nord perd de sa réalité, préparant ainsi l’apparition des « feux rouges » comme « suspendus », qui suscitent de la « crainte » et contribuent à créer une atmosphère inquiétante.
            C’est dans le troisième paragraphe que la description bascule avec le personnage dans un autre univers. Symboliquement le « chemin » qui s’enfonce peut être assimilé à un tunnel car il est entre un mur et un talus sous une nuit sans étoile où « tout disparut », le passé simple créant une accélération du rythme renforcée par la phrase minimale et confirmée par l’adverbe « brusquement ». Dès lors plusieurs champs lexicaux entrent en concurrence : celui de l’agglomération industrielle, « toitures », « constructions », « cheminée d’usine », « fenêtres », « lanternes », « charpentes », associé à celui de l’esquisse, « confus », « fumeuses », « masse », « tas », « silhouette », « vague », « profil », et enfin à un autre proprement fantastique « vision », « gigantesque », « apparition fantastique ». Ces trois champs lexicaux sont appuyés par des personnifications « ciel mort » « lanternes tristes » « une seule voix » et « une respiration » qui achèvent de donner au tout un caractère lugubre et inquiétante.
Cette personnification ultime de la mine amplifie l’effet de la dernière phrase du passage et semble inverser les données initiales. En effet, alors que l’homme était privé de sens et d’esprit, « aveuglant » « tête vide » « sans qu’il comprît pourquoi », cette fois il « reconnut une fosse ». L’initiative lui revient dans cette reconnaissance inattendue et livrée au lecteur.




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Au terme de cette étude il semble bien que la première page de Zola soit une annonce étrange du combat entre l’homme et des forces obscures. C’est tout l’art de Zola romancier qui est à l’œuvre tant dans sa faculté d’intriguer le  lecteur que dans son aptitude proprement poétique à lui donner à voir une autre réalité  pour lui faire mieux percevoir le réel, démarche que Zola résumait ainsi : « le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte ».