Née en Russie en 1900, Nathalie
Sarraute est l’héritière au moins par ses origines, d’une immense tradition
romanesque, Tolstoï, Dostoïevski. Tourgueniev. Elevée en Suisse et en France
elle hérite aussi du versant occidental du roman du XIXème. Pourtant dès la
première page, Le Planétarium rompt avec les codes des romanciers du
réel, qui très souvent offrent un cadre et des personnages. L’originalité de
cet incipit tient à ce détournement des attentes. Comment Nathalie Sarraute
opère-t-elle, comment le début du Planétarium livre-t-il une ouverture
éloignée des repères réalistes sans pour autant perdre totalement le lecteur ?
Répondre à cette question reviendra tout d’abord à s’intéresser à la voix qui
parle ici, pour ensuite comprendre comment cette voix nous fait pénétrer dans
une réalité nouvelle, dans une conscience. Ainsi nous pourrons enfin examiner
les enjeux auxquels elle donne accès.
Le texte
s’offre d’emblée comme la parole d’une voix. Le début est théâtral par
l’adverbe de négation, non, qui rappelle certaines interjections au début des
pièces de Racine : « Quoi.. » dans Britannicus ou
« Oui » dans Iphigénie et Athalie. La ponctuation par
les points de suspension indique une pensée en mouvement qui hésite et avance.
Certaines expressions marquent l’oralité, comme « il s’en est fallu d’un
cheveu ». Le lecteur hésite cependant : le personnage est-il le
narrateur ? La réponse n’est pas immédiate et il faut attendre qu’apparaisse le
pronom « elle » pour simultanément avoir la confirmation du
monologue, comprendre qu’il s’agit d’un monologue intérieur au style indirect
libre et que le personnage est une femme.
Ce personnage
dispose de la même épaisseur que le personnage de théâtre, sauf qu’il n’est pas
incarné par un comédien, c’est-à-dire que sa parole le révèle. Ici la
préoccupation hypertrophiée autour de l’accord entre la couleur du rideau et
celle du mur, la richesse du lexique, la précision sur les couleurs, dénotent un
milieu social aisé, des jugements esthétiques fondés sur une culture
artistique.
Pourtant les
repères traditionnels, lieu, personnage défini, époque, ont quasi disparu, au
profit d’un ici maintenant encore énigmatique souligné par les adverbes de
temps « maintenant », quatre fois, et le présent d’énonciation. La
rupture avec le réalisme est claire.
Cependant la
voix du monologue offre un accès à une autre réalité, moins extérieure que
celle auxquels la tradition romanesque avait habitué le lecteur, celle d’une
conscience qui perçoit le monde.
Le monologue intérieur a pour objet la description
d’un rideau et d’un mur et plus précisément des couleurs de ces deux objets. Le
monde extérieur est donc ramené à la préoccupation du personnage, à son
« obsession ». Les
répétitions sont l’un des moyens lexicaux pour rendre cette obsession. Bien sûr
les occurrences de « vert » sont nombreuses, comme sa déclinaison
« sombre, profond, bleuté, émeraude… » Le verbe falloir est
employé à plusieurs temps :
« il faut toujours, il s’en est fallu, ce qu’il fallait ». L’adverbe
« exactement ». Les hyperboles se succèdent qui soulignent
l’obsession. « parfait, merveille, réussite ». Cette hypertrophie des
enjeux se mesure aussi par les termes « danger, folie » qui apparaissent
disproportionnés.
Le monde obsessionnellement perçu mélange les sens
visuels et la perception tactile ou psychologique. Les couleurs renvoient à la
vue mais pas seulement. Le vert est à la fois « profond, sobre et
discret », dimension psychologique, alors qu’il est simultanément
« lumineux ». Le mur a « la douceur d’une peau de
chamois ». L’ensemble évoque la fraîcheur du vent.
Progressivement le monologue permet au
lecteur de découvrir un cheminement qui est presque celui d’un peintre
abstrait. Parce qu’elle a vu une meule de foin dans un champ de blé elle a
choisi les couleurs de son mur et de son rideau qui désormais lui évoquent ce
champ. « Elle a réussi à leur dérober » à la manière du peintre qui
par les couleurs évoque le réel.
Dans cet effort
du personnage pour recréer à l’intérieur de son « petit nid » le
champ contemplé à la campagne, on perçoit un autre effort, celui d’un texte qui
cherche à rendre compte de l’intériorité d’un personnage par ses
pensées.
L’enjeu de ce
monologue est peut-être de parvenir à rendre compte non du rideau et du mur,
mais bien du personnage. Tout tourne autour de lui, comme dans un Planétarium,
le dôme étoilé tourne autour des spectateurs. Le lieu est son nid, le moment
est « maintenant ». Par l’abondance des détails, l’hypertrophie des
jugements de valeurs, le personnage s’offre comme excessif. L’écriture permet
ce dévoilement grâce aux reprises, aux points de suspension, qui sans cesse
font entendre une voix qui se reprend pour amplifier son jugement initial. Les
exemples sont nombreux dès le début : « une vraie surprise, une
chance…une harmonie exquise ». Les gradations sont permanentes aussi dans
le jugement dévalorisant : « quel danger, quelle folie ».
Ce travail
vise non seulement à créer une sorte d’exploit littéraire dans la description
minutieuse d’une couleur mais également à créer une autre lecture celle du
personnage qui parle. Ainsi le terme « illumination » peut s’entendre
dans une triple acception, celle évidente de l’idée de génie, celle liée aux
couleurs du vert lumineux, mais celle aussi du coup de folie de l’illuminée.
Dans son
appropriation du monde le personnage en nous le restituant nous restitue son
monde intérieur. L’extérieur, ici les attributs du champ et de la meule, le
personnage a réussi à les « dérober ». Ainsi cette description loin
de nous révéler l’harmonie des couleurs nous révèle le personnage :
« elle et faite ainsi », offrant peut-être déjà la source d’une
intrigue en liant « amour » et « possession » « appropriation ».
Le choix du monologue intérieur, de l’apparente futilité de son objet, révèle
bien des enjeux narratifs propres à l’incipit, au travers de minimes
déplacements de la pensée.
Ce roman de
Nathalie Sarraute, Le Planétarium, s’ouvre sur un rideau devant un mur.
L’audace est grande et en rupture avec la tradition mimétique du roman
réaliste. L’auteur entraîne le lecteur non vers une aventure mais vers le flot,
l’intériorité d’une pesée. Le monologue intérieur est la voie vers une conscience
qui en s’appropriant le monde se révèle au lecteur. Un glissement s’opère d’un
réalisme vu à réalisme perçu, ressenti. Le Nouveau Roman n’a pas détruit tout
réalisme, mais ouvert le roman sur une réalité autre celle de la perception du
monde. Un titre plus tardif de Nathalie Sarraute sera d’ailleurs : Vous
les entendez.