Ce texte est l’incipit du roman de Zola Germinal,
écrit en 1885. L’incipit d’un roman, qui va conventionnellement de la première
phrase à la première page, est un lieu stratégique chargé d’une double
mission : informer et inciter. Informer le lecteur sur les éléments-clés
d’une situation initiale par les réponses aux questions : Qui ? quand ? et
où ? Mais également inciter le lecteur à poursuivre et donc lui donner les
prémices d’une intrigue. Se présentant ici comme une description le texte autorise
le lecteur à entrer dans l’intrigue par le pays des mineurs et la marche du
personnage principal au milieu de la nuit vers une destination inconnue.Il
semble que Zola livre ici davantage une vision symbolique dans un décor
déroutant et nous souhaiterions examiner comment le réalisme laisse peu à peu
la place à une dimension visionnaire. Dans ce but il conviendra tout d’abord
d’examiner l’esthétique du
vraisemblable à l’œuvre ici, puis de s’interroger sur la manière dont cette
description engage le récit afin, enfin, de montrer comment cette description
dépasse le réel.
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Zola
soigne tout d’abord l’ancrage spatial par deux toponymes. Marchiennes est bien
une ville du Nord cependant que Montsou écrit « Montsoult » existe en
région parisienne. Par ailleurs les « champs de betteraves » sont
également un indice du Nord. Bien ancré, cependant l’espace est ici hostile et
perd vite ses noms propres au profit de noms communs et d’articles
indéfinis : « un chemin creux, un coude, une fosse ».
Les
précisions sur le mois et l’heure sont intrigantes car le milieu de la nuit ne
semble pas le meilleur moment pour voyager. Nous n’avons pas de chronotope au
sens habituel et les indices semblent délivrés accidentellement, en
incise : le « vent de mars », « l’homme était parti
de Marchiennes vers deux heures », « depuis une heure ». Le
froid indique l’hiver, et là encore joue un double rôle à la fois temporel et
spatial.
Le
personnage demeure anonyme et démuni, placé sous le signe du manque et guidé
par une sorte d’instinct animal. On le qualifierait aujourd’hui de SDF. Il est
d’abord annoncé par l’article indéfini « un homme » puis repris par le
défini « l’homme ». Enfin il est caractérisé par l’absence d’article
« sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte », et
simultanément se trouve au centre son appartenance sociale à la classe
ouvrière, problématique puisqu’il est privé de travail. Énigmatique et
totalement démuni le personnage semble cependant détenir les clés de l’intrigue
qui commence.
Faisant le choix d’ouvrir son
récit au milieu du chemin, Zola livre un cadre plausible qui engage également
le lecteur dans une action.
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Cette
première page joue sur les points de vue et offre tout de suite un héros. Ainsi
entouré de nuit Étienne, anonyme encore, apparaît comme le centre du roman. Il
est le foyer de perception. Mais c’est un foyer presque aveugle :
« il ne voyait pas, il aperçut ». Surtout, il est caractérisé par sa
classe sociale. Les éléments descriptifs soulignent sa misère, le « coton »
matière de pauvre est de plus « aminci ». Son corps lui-même est
abîmé. Il est réduit à de simples besoins. Cela permet à Zola d’annoncer la
nature du roman : Germinal
sera un roman sur la condition ouvrière.
Si les
toponymes contribuent à l’effet de réel, Zola isole l’action par plusieurs
procédés. La métaphore filée de l’océan coupe le roman du monde, le chemin
creux confirmera cet isolement qui doit permettre à la fiction de s’engager. Il
crée les conditions de « l’expérience » naturaliste ainsi que le
préconisent ses textes théoriques comme Le roman expérimental. Germinal
met les principes en application.
Enfin tout
ici sonne comme une annonce : le début d’une vie nouvelle par le chemin
creux, les angoisses de l’homme qui espère, la nuit qui précède le jour… La première
page remplit sa fonction incitatrice en livrant parcimonieusement ses
informations et en offrant à la fois la naissance problématique d’un lieu, d’un
jour, d’un homme.
Cette
description, menée à travers le point de vue du personnage central, engage
l’action par les attentes qu’elle crée. Mais elle est aussi, et davantage,
symbolique.
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Le paysage
de ce début de roman est paradoxal. En effet il est à la fois invisible
« sous la nuit sans étoiles » et « l’embrun aveuglant des
ténèbres », et décrit à travers les perceptions du personnage et le
narrateur. Ce paradoxe explique qu’il glisse progressivement vers une
« apparition fantastique.
Dès le
premier paragraphe le champ de vision est restreint par les perceptions d’un
homme seul : « il ne voyait même pas le sol noir ». Cette couleur, omniprésente dans ce roman du
charbon, est relayée par une métaphore : « d’une obscurité et d’une
épaisseur d’encre ». La route et la plaine sont associées respectivement à
une « jetée » et à la « mer ». La nuit elle-même devient
« embrun ». Dans cette métaphore filée de l’océan plat et vide, le
paysage du Nord perd de sa réalité, préparant ainsi l’apparition des
« feux rouges » comme « suspendus », qui suscitent de la
« crainte » et contribuent à créer une atmosphère inquiétante.
C’est
dans le troisième paragraphe que la description bascule avec le personnage dans
un autre univers. Symboliquement le « chemin » qui s’enfonce peut
être assimilé à un tunnel car il est entre un mur et un talus sous une nuit
sans étoile où « tout disparut », le passé simple créant une
accélération du rythme renforcée par la phrase minimale et confirmée par
l’adverbe « brusquement ». Dès lors plusieurs champs lexicaux entrent
en concurrence : celui de l’agglomération industrielle, « toitures »,
« constructions », « cheminée d’usine »,
« fenêtres », « lanternes », « charpentes »,
associé à celui de l’esquisse, « confus », « fumeuses »,
« masse », « tas », « silhouette »,
« vague », « profil », et enfin à un autre proprement
fantastique « vision », « gigantesque », « apparition
fantastique ». Ces trois champs lexicaux sont appuyés par des
personnifications « ciel mort » « lanternes tristes »
« une seule voix » et « une respiration » qui achèvent de
donner au tout un caractère lugubre et inquiétante.
Cette
personnification ultime de la mine amplifie l’effet de la dernière phrase du
passage et semble inverser les données initiales. En effet, alors que l’homme
était privé de sens et d’esprit, « aveuglant »
« tête vide » « sans qu’il comprît pourquoi », cette
fois il « reconnut une fosse ». L’initiative lui revient dans cette
reconnaissance inattendue et livrée au lecteur.
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Au terme
de cette étude il semble bien que la première page de Zola soit une annonce
étrange du combat entre l’homme et des forces obscures. C’est tout l’art de
Zola romancier qui est à l’œuvre tant dans sa faculté d’intriguer le lecteur que dans son aptitude proprement
poétique à lui donner à voir une autre réalité
pour lui faire mieux percevoir le réel, démarche que Zola résumait
ainsi : « le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation
exacte ».
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