mercredi 9 octobre 2013

Incipit de Germinal


     Ce texte est l’incipit du roman de Zola Germinal, écrit en 1885. L’incipit d’un roman, qui va conventionnellement de la première phrase à la première page, est un lieu stratégique chargé d’une double mission : informer et inciter. Informer le lecteur sur les éléments-clés d’une situation initiale par les réponses aux questions : Qui ? quand ? et où ? Mais également inciter le lecteur à poursuivre et donc lui donner les prémices d’une intrigue. Se présentant ici comme une description le texte autorise le lecteur à entrer dans l’intrigue par le pays des mineurs et la marche du personnage principal au milieu de la nuit vers une destination inconnue.Il semble que Zola livre ici davantage une vision symbolique dans un décor déroutant et nous souhaiterions examiner comment le réalisme laisse peu à peu la place à une dimension visionnaire. Dans ce but il conviendra tout d’abord d’examiner l’esthétique  du vraisemblable à l’œuvre ici, puis de s’interroger sur la manière dont cette description engage le récit afin, enfin, de montrer comment cette description dépasse le réel.


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Zola soigne tout d’abord l’ancrage spatial par deux toponymes. Marchiennes est bien une ville du Nord cependant que Montsou écrit « Montsoult » existe en région parisienne. Par ailleurs les « champs de betteraves » sont également un indice du Nord. Bien ancré, cependant l’espace est ici hostile et perd vite ses noms propres au profit de noms communs et d’articles indéfinis : « un chemin creux, un coude, une fosse ».
Les précisions sur le mois et l’heure sont intrigantes car le milieu de la nuit ne semble pas le meilleur moment pour voyager. Nous n’avons pas de chronotope au sens habituel et les indices semblent délivrés accidentellement, en incise :  le « vent de mars », « l’homme était parti de Marchiennes vers deux heures », « depuis une heure ». Le froid indique l’hiver, et là encore joue un double rôle à la fois temporel et spatial.
Le personnage demeure anonyme et démuni, placé sous le signe du manque et guidé par une sorte d’instinct animal. On le qualifierait aujourd’hui de SDF. Il est d’abord annoncé par l’article indéfini « un homme » puis repris par le défini « l’homme ». Enfin il est caractérisé par l’absence d’article « sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte », et simultanément se trouve au centre son appartenance sociale à la classe ouvrière, problématique puisqu’il est privé de travail. Énigmatique et totalement démuni le personnage semble cependant détenir les clés de l’intrigue qui commence.


Faisant le choix d’ouvrir son récit au milieu du chemin, Zola livre un cadre plausible qui engage également le lecteur dans une action.

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Cette première page joue sur les points de vue et offre tout de suite un héros. Ainsi entouré de nuit Étienne, anonyme encore, apparaît comme le centre du roman. Il est le foyer de perception. Mais c’est un foyer presque aveugle : « il ne voyait pas, il aperçut ». Surtout, il est caractérisé par sa classe sociale. Les éléments descriptifs soulignent sa misère, le « coton » matière de pauvre est de plus « aminci ». Son corps lui-même est abîmé. Il est réduit à de simples besoins. Cela permet à Zola d’annoncer la nature du roman : Germinal  sera un roman sur la condition ouvrière.
Si les toponymes contribuent à l’effet de réel, Zola isole l’action par plusieurs procédés. La métaphore filée de l’océan coupe le roman du monde, le chemin creux confirmera cet isolement qui doit permettre à la fiction de s’engager. Il crée les conditions de «  l’expérience » naturaliste ainsi que le préconisent ses textes théoriques comme Le roman expérimental. Germinal met les principes en application.
Enfin tout ici sonne comme une annonce : le début d’une vie nouvelle par le chemin creux, les angoisses de l’homme qui espère, la nuit qui précède le jour… La première page remplit sa fonction incitatrice en livrant parcimonieusement ses informations et en offrant à la fois la naissance problématique d’un lieu, d’un jour, d’un homme.

Cette description, menée à travers le point de vue du personnage central, engage l’action par les attentes qu’elle crée. Mais elle est aussi, et davantage, symbolique.

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Le paysage de ce début de roman est paradoxal. En effet il est à la fois invisible « sous la nuit sans étoiles » et « l’embrun aveuglant des ténèbres », et décrit à travers les perceptions du personnage et le narrateur. Ce paradoxe explique qu’il glisse progressivement vers une « apparition fantastique.
Dès le premier paragraphe le champ de vision est restreint par les perceptions d’un homme seul : « il ne voyait même pas le sol noir ».  Cette couleur, omniprésente dans ce roman du charbon, est relayée par une métaphore : « d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre ». La route et la plaine sont associées respectivement à une « jetée » et à la « mer ». La nuit elle-même devient « embrun ». Dans cette métaphore filée de l’océan plat et vide, le paysage du Nord perd de sa réalité, préparant ainsi l’apparition des « feux rouges » comme « suspendus », qui suscitent de la « crainte » et contribuent à créer une atmosphère inquiétante.
            C’est dans le troisième paragraphe que la description bascule avec le personnage dans un autre univers. Symboliquement le « chemin » qui s’enfonce peut être assimilé à un tunnel car il est entre un mur et un talus sous une nuit sans étoile où « tout disparut », le passé simple créant une accélération du rythme renforcée par la phrase minimale et confirmée par l’adverbe « brusquement ». Dès lors plusieurs champs lexicaux entrent en concurrence : celui de l’agglomération industrielle, « toitures », « constructions », « cheminée d’usine », « fenêtres », « lanternes », « charpentes », associé à celui de l’esquisse, « confus », « fumeuses », « masse », « tas », « silhouette », « vague », « profil », et enfin à un autre proprement fantastique « vision », « gigantesque », « apparition fantastique ». Ces trois champs lexicaux sont appuyés par des personnifications « ciel mort » « lanternes tristes » « une seule voix » et « une respiration » qui achèvent de donner au tout un caractère lugubre et inquiétante.
Cette personnification ultime de la mine amplifie l’effet de la dernière phrase du passage et semble inverser les données initiales. En effet, alors que l’homme était privé de sens et d’esprit, « aveuglant » « tête vide » « sans qu’il comprît pourquoi », cette fois il « reconnut une fosse ». L’initiative lui revient dans cette reconnaissance inattendue et livrée au lecteur.




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Au terme de cette étude il semble bien que la première page de Zola soit une annonce étrange du combat entre l’homme et des forces obscures. C’est tout l’art de Zola romancier qui est à l’œuvre tant dans sa faculté d’intriguer le  lecteur que dans son aptitude proprement poétique à lui donner à voir une autre réalité  pour lui faire mieux percevoir le réel, démarche que Zola résumait ainsi : « le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte ».


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