Le Misanthrope Acte I scène 1, vers 1
à 36
Nous sommes ici au tout
début, le rideau se lève sur un salon et deux hommes discutent et
Alceste est dans un état de colère manifeste. Ce passage est un
extrait de la première scène. Il s’agit donc de ce que l’on
nomme au théâtre l’exposition. Dans ce moment particulier
il faut selon un critique moderne, Pierre Larthomas, Le Langage
Dramatique, « définir en la racontant la situation
initiale ». Pour Boileau dans L’Art Poétique,
l’exposition doit être « claire et complète ». Nous
allons donc nous interroger ici sur ce qui confère à ce début ses
qualités d’exposition, éclairant le spectateur sur les
personnages, leur situation et l’intrigue. Il conviendra d’examiner
en premier lieu les caractères qui s’affrontent, puis les valeurs
qu’ils mettent en place et enfin de montrer qu’il s’agit d’une
scène de comédie.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
Force est de constater
que dans ces premiers vers de la pièce très peu d’éléments
d’intrigue sont délivrés. La didascalie initiale laissait déjà
percevoir un milieu socialement fort homogène, donc pas de
mésalliance prévisible, pas de valets destinés à aider de jeunes
premiers amoureux. Toutefois un événement vient de se produire :
Philinte a salué un homme qu’il ne connaissait pas ce qui provoque
la colère d’Alceste, ce qui constitue l’essentiel de
l’exposition ici est l’opposition des caractères.
Philinte est un homme
calme qui oppose sa modération raisonnable à la passion colérique
d’Alceste. Sa fonction est d’abord dramaturgique et avec ses
questions il permet à Alceste de s’expliquer. Sa troisième
réplique au présent de vérité générale avec le pronom personnel
« on » le range dans la catégorie des « raisonneurs ».
Il garde son calme, se présente lui-même comme l’ami d’Alceste,
et garde le cœur à la plaisanterie. Il emploie un vocabulaire très
policé « je vous supplierai », « avoir pour
agréable », « s’il vous plaît ».
Alceste est son
contraire. C’est l’homme de l’excès, le champion du « trop ».
Sa colère se traduit
dans ses mouvements, la didascalie le montre incapable de se
contenir. Il s’exprime sur le mode impératif. Le juron « Morbleu »
le caractérise et marque une progression par rapport au « Allez »
du vers 14. Le langage dénote la colère. Les accumulations
« protestations » « offres » « serments »,
ou « indigne », « lâche », « infâme »
accompagnent des tournures hyperboliques : « courez vous
cacher » « mourir de pure honte » « ne
saurait s’excuser », « accabler de caresses ».
Les exemples sont si nombreux que l’on peut conclure que
l’hyperbole est la figure de choix du discours d’Alceste. Lui
aussi oppose des formules qui ressemblent à des maximes.
En fait cette exposition
signale un affrontement de caractères et présente un conflit de
valeurs.
La plupart des metteurs
en scène ont adopté pour ce début une opposition de caractères
marquée par un Philinte calme et un Alceste progressivement furieux.
Ainsi Pierre Dux en 1977 à la Comédie Française avec Georges
Descrières, fait d4alceste un personnage bruyant et agité. Pourtant
Jean-Pierre Miquel en 2000 à la Comédie française avec Denis
Podalydès dans le rôle d'Alceste fait le choix inverse. Il conserve
l'opposition mais la colère d'Alceste est froide, ironique,
méprisante cependant que Philinte s'agace et hausse le ton.
XXXXX
La vie en société est
ainsi au cœur du débat de la pièce. La fréquentation des autres
implique un code de politesse.
Philinte manie le code en
virtuose et en initié. Il vient de rencontrer un homme qu’Il ne
connaît pas, « indifférent », « un homme »,
« cet homme », et lui a fait un accueil chaleureux
« caresses » voire passionné. Derrière les outrances
d’Alceste, nous avons ici une saynète : la rencontre,
l’échange de serments, la séparation. Ce qu’Alceste dénonce
ici bruyamment c’est l’hypocrisie de ces échanges, la duplicité
de Philinte. Alceste se fait le champion d’une identité entre le
paraître et l’être alors que Philinte en serait l’antithèse.
Il emploie ici un vocabulaire juridique qui l’érige en juge des
mœurs et prononce un verdict sans appel « pendre à
l’instant ». Enfin il édicte sa morale d’homme
« d’honneur » « je veux qu’on soit sincère »
. La droiture et l’honneur qui sont des thèmes tragiques par
excellence se trouvent donc ici au cœur de la pièce qui pourtant
demeure une comédie, sans que l’on soit encore sûr du parti de
Molière.
XXXXXXXX
Il s’agit bien d’une
scène de comédie.
Donneau de Visé,
critique contemporain de Molière parlait à propos du Misanthrope
de « rire dans l’âme ». Mais on peut aussi rire à
gorge déployée, tout sera question d’interprétation.
Il y a d’abord un
comique de situation. La disproportion entre le mime d’Alceste et
la scène supposée de Philinte prête à rire. Le vocabulaire
tragique mélé aux jurons aux gesticulations d’Alceste est source
de comique. Les excès d’Alceste font de lui un pantin agité hors
de sa boîte.
Mais le rire naît aussi
des reprises de Philinte. Ses jeux de mots traduisent à la fois son
calme, son sens de l’à-propos et sont plaisants comme des
plaisanteries. Si Alceste fait sourire par sa rigidité, Philinte lui
fait sourire par sa plasticité. Le jeu de mot sur « pendable »
en est un exemple.
Alceste partage cet
esprit et lui aussi plaisante sur le mot « grâce »
montrant qu’il appartient à la même culture mais a choisi d’en
user autrement. C’est dire si le choix de Molière à cet endroit
n’est pas encore clair, Philinte n’est pas non plus exempt de
ridicule.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
Le tête-à-tête initial
met en scène deux personnages antithétiques et davantage encore
deux conceptions de la vie en société. Leur affrontement invite le
public à rire et pas seulement dans l’âme. Pourtant la pièce
hésitera continuellement entre la gravité des positions d'Alceste
et leur ridicule, et les romantiques, par Alfred de Musset pourront
s'exclamer à propos du Misanthrope :
« Quelle
mâle gaieté, si triste et si profonde
Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer ! »
Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer ! »
Musset,
« Une Soirée
perdue », Poésies Nouvelles, 1852