mercredi 11 juin 2014

René Char « Alberto Giacometti », Recherche de la base et du sommet 1954

René Char « Alberto Giacometti », Recherche de la base et du sommet 1954


Les sculptures de Giacometti nous sont familières. La poésie de René Char moins. Nous savons souvent qu’il a été résistant, mais sa poésie est réputée difficile. En 1954, dans un recueil de poésies en prose, Recherche de la base et du sommet, où il affirme son admiration pour des peintres et des sculpteurs qui sont souvent ses amis, Char rend hommage à Alberto Giacometti dans un poème en prose du même nom.

Lecture

Le mouvement du poème fait se succéder la description d’une cour de ferme au petit matin, avant le réveil des habitants et le récit de l’apparition d’un « couple de Giacometti » qui semble droit sorti du rêve du sculpteur que la dernière phrase, telle une clausule, donne dormant dans la chambre d’amis. Nous nous demanderons quelle vision de l’homme poétiquement transparaît au travers de l’éloge de Giacometti. Pour ce, nous examinerons tout d’abord la mise en récit puis nous nous intéresserons à la description du couple et enfin au travail sur le langage.




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René Char donne à lire un récit dont, au moins sur le plan formel, nous pouvons dire qu’il est fort classique. Les premiers verbes sont à l’imparfait, temps de la description pour le récit au passé, temps du second plan, « pendait », « laissait », « s’étalait », « n’osait », « réclamait ». Le décor installé, les personnages apparaissent et l’auteur utilise le passé simple, « parut », « s’arrêtèrent », « humèrent », « toucha ». Ce récit comprend des personnages. Outre le « couple de Giacometti » on note « le propriétaire » du linge, les « paysans », le « fermier » et « le grand Giacometti ». Les personnages évoluent dans des lieux, « la campagne », « l’aire », « la maison », « la chambre ». L’histoire se passe à un moment précis, le petit jour, « le matin ».
Cependant dans cet ancrage spatio-temporel, une figure récurrente donne à l’ensemble un aspect étrange : la personnification. Alors que les hommes ne sont pas encore éveillés tout l’environnement est personnifié. Ainsi le linge peut « passer la nuit dehors », plus loin il « s’effraya », la campagne « n’osait babiller », les paysans vont bientôt éveiller « les seaux et outils », la « basse-cour réclamait » et enfin l’eau « se réjouit » et « percevait la lointaine signification ». Le monde naturel est personnifié, en l’absence des hommes, « les cultures désertes ».
Ce récit semble alors opposer une nature vivante, dont « la beauté était totale » à un monde humain grossier, à « large serrure » » et « « grosse clé ». La conjonction de coordination « car » lie la beauté de ce monde à l’absence des hommes. C’est dans ce vide d’hommes que va apparaître le « couple de Giacometti ».


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Le couple de Giacometti est signalé comme statue par le nom du sculpteur mais la préposition « de » offre comme un lien familial entre le créateur et ses créations. Char semble ignorer le caractère de statue de l’œuvre pour lui conférer une dimension humaine. Les deux statues sont un « couple », presque de la famille Giacometti.
Le récit les isole non seulement par le passé simple mais également par leur abandon du « sentier proche ». Ce sentier semble bien une métaphore, pour un art qui s’écarte justement des sentiers battus. L’apparition « sur l’aire » renvoie peut-être au domaine mathématique, comme dans le titre du recueil, « base » et « sommet », mais présente également une ambiguïté phonétique. Toute la description qui pourra commencer s’attache à conférer au couple la dimension de symboles. Le physique offre peu d’intérêt, « nus ou non ». La description est faite sans verbe par phrases adjectivales et autour de trois comparaisons « comme », « tels », « à la manière de ». L’ensemble des comparants renvoie à la guerre : « églises brûlées », « décombres », « beaucoup souffert », « perdant leur poids et leur sang ». Le couple s’assimile à toutes les victimes de guerre, sortant en quelque sorte des décombres. La forme si particulière des statues de Giacometti trouve ici une explication, une origine.
Mais ce statut de victime se mêle à un caractère sacré, « les vitraux », « églises » et « gracieux » qui phonétiquement associe la grâce et les cieux. Surtout la suite de la description oppose ce statut de victime, « cependant », à un autre, celui en quelque sorte de résistants. La dernière comparaison donne un comparant humain « ceux qui se sont engagés sans trembler ». Cette fois la victime sacrée a reconquis sa dignité- « hautains de décision »- et l’adjectif « irréductible » souligne cette reconquête par un transfert sémantique de la lumière au couple, un hypallage. Ce que Char voit dans la sculpture de Giacometti c’est l’humanité sortie de la guerre, comme rudérale (qui croît dans les décombres) mais grandie par son engagement, non seulement victime mais fière.
Davantage, il semble voir aussi une promesse celle de la fécondité. Le geste de l’homme sur le ventre, l’échange de regard, surtout l’approbation de l’eau, appellent une interprétation en ce sens. Char crée ainsi l’espoir reliant l’humanité du désastre à celle de demain, avec la tranquille présence du principe de vie immémorial, l’eau dans son puits profond. Les origines de la vie sont protégées- « petit toit de granit »- et Giacometti offre à l’homme une descendance. Le passé, « l’eau », le présent, « le couple » et l’avenir « la lointaine signification » se trouvent ainsi réunies dans le sommeil du sculpteur.
Dès lors il semble que le récit de Char soit celui du rêve de Giacometti.
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Ce récit de rêve est porté en permanence par une poésie du langage.
Elle est d’abord crée par la multiplicité des images. Les personnifications de la nature, bien sûr, sont accompagnées de réifications pour le couple, assimilé aux « églises » et aux « décombres ». Ces transferts de sens par comparaison ou métaphores donnent une force d’évocation au texte que souligne aussi la polysémie des expressions. Ainsi le « sentier proche » désigne également les voies convenues de l’art, les « cultures désertes » renvoient à la civilisation autant qu’aux champs. Le langage obtient ici, comme toujours en poésie, un supplément de sens. Un « sens plus pur » aurait dit Mallarmé.
Simultanément il se déploie comme matériau sonore. On note de nombreuses allitérations- en « s » dans la deuxième phrase, en « r » dans la dernière. La répétition de « linge » participe d’une recherche mélodique. On la trouve également dans les vers cachés, la dernière phrase est composé d’un décasyllabe entouré de deux octosyllabes. Ainsi se crée une langue particulière qui exprime elle aussi le rêve de Giacometti. Le poème est pris dans la section « Alliés substantiels ». Char rend hommage aux alliés non négligeables-« substantiels »- que sont les artistes plasticiens pour le poète, et il les accompagne dans le travail sur la substance qu’est pour lui le verbe, la langue.
Et pour mieux souligner cette alliance le « yod » du nom de Giacometti se trouve comme scandé dans le texte par les multiples occurrences du phonème : « insouciant-propriétaire-pierre-babiller-éveiller-gracieux-décision-manière-passionnés-laurier-effraya-aboyer-remercia-signification ». Le monde réel et sonore s’emplit du sculpteur.

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Dans cet hommage à Giacometti, René Char donne vie au travail du sculpteur, à la manière d’un récit de rêve. Il offre ainsi son interprétation du travail de son ami. Par le travail du verbe, il rend compte du travail sur la matière qui ne fait que dire l’espoir en l’homme et la femme, en l’humanité, malgré les désastres. Ainsi s’éclaire le travail du sculpteur comme celui du poète, une recherche tant de la base, ce qui fait l’homme, que du sommet, ce que fait l’homme.