René Char « Alberto Giacometti »,
Recherche de la base et du sommet 1954
Les sculptures de Giacometti nous sont
familières. La poésie de René Char moins. Nous savons souvent
qu’il a été résistant, mais sa poésie est réputée difficile.
En 1954, dans un recueil de poésies en prose, Recherche de la
base et du sommet, où il affirme son admiration pour des
peintres et des sculpteurs qui sont souvent ses amis, Char rend
hommage à Alberto Giacometti dans un poème en prose du même nom.
Lecture
Le mouvement du poème fait se succéder la description d’une cour de ferme au petit matin, avant le réveil des habitants et le récit de l’apparition d’un « couple de Giacometti » qui semble droit sorti du rêve du sculpteur que la dernière phrase, telle une clausule, donne dormant dans la chambre d’amis. Nous nous demanderons quelle vision de l’homme poétiquement transparaît au travers de l’éloge de Giacometti. Pour ce, nous examinerons tout d’abord la mise en récit puis nous nous intéresserons à la description du couple et enfin au travail sur le langage.
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Cependant dans cet ancrage spatio-temporel, une figure récurrente donne à l’ensemble un aspect étrange : la personnification. Alors que les hommes ne sont pas encore éveillés tout l’environnement est personnifié. Ainsi le linge peut « passer la nuit dehors », plus loin il « s’effraya », la campagne « n’osait babiller », les paysans vont bientôt éveiller « les seaux et outils », la « basse-cour réclamait » et enfin l’eau « se réjouit » et « percevait la lointaine signification ». Le monde naturel est personnifié, en l’absence des hommes, « les cultures désertes ».
Ce récit semble alors opposer une nature vivante, dont « la beauté était totale » à un monde humain grossier, à « large serrure » » et « « grosse clé ». La conjonction de coordination « car » lie la beauté de ce monde à l’absence des hommes. C’est dans ce vide d’hommes que va apparaître le « couple de Giacometti ».
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Le couple de Giacometti est signalé comme statue par le nom du
sculpteur mais la préposition « de » offre comme un
lien familial entre le créateur et ses créations. Char semble
ignorer le caractère de statue de l’œuvre pour lui conférer une
dimension humaine. Les deux statues sont un « couple »,
presque de la famille Giacometti.
Le récit les isole non seulement par
le passé simple mais également par leur abandon du « sentier
proche ». Ce sentier semble bien une métaphore, pour un art
qui s’écarte justement des sentiers battus. L’apparition « sur
l’aire » renvoie peut-être au domaine mathématique, comme
dans le titre du recueil, « base » et « sommet »,
mais présente également une ambiguïté phonétique. Toute la
description qui pourra commencer s’attache à conférer au couple
la dimension de symboles. Le physique offre peu d’intérêt, « nus
ou non ». La description est faite sans verbe par phrases
adjectivales et autour de trois comparaisons « comme »,
« tels », « à la manière de ». L’ensemble
des comparants renvoie à la guerre : « églises
brûlées », « décombres », « beaucoup
souffert », « perdant leur poids et leur sang ». Le
couple s’assimile à toutes les victimes de guerre, sortant en
quelque sorte des décombres. La forme si particulière des statues
de Giacometti trouve ici une explication, une origine.
Mais ce statut de victime se mêle à
un caractère sacré, « les vitraux », « églises »
et « gracieux » qui phonétiquement associe la grâce et
les cieux. Surtout la suite de la description oppose ce statut de
victime, « cependant », à un autre, celui en quelque
sorte de résistants. La dernière comparaison donne un comparant
humain « ceux qui se sont engagés sans trembler ». Cette
fois la victime sacrée a reconquis sa dignité- « hautains de
décision »- et l’adjectif « irréductible »
souligne cette reconquête par un transfert sémantique de la lumière
au couple, un hypallage. Ce que Char voit dans la sculpture de
Giacometti c’est l’humanité sortie de la guerre, comme rudérale
(qui croît dans les décombres) mais grandie par son engagement, non
seulement victime mais fière.
Davantage, il semble voir aussi une
promesse celle de la fécondité. Le geste de l’homme sur le
ventre, l’échange de regard, surtout l’approbation de l’eau,
appellent une interprétation en ce sens. Char crée ainsi l’espoir
reliant l’humanité du désastre à celle de demain, avec la
tranquille présence du principe de vie immémorial, l’eau dans son
puits profond. Les origines de la vie sont protégées- « petit
toit de granit »- et Giacometti offre à l’homme une
descendance. Le passé, « l’eau », le présent, « le
couple » et l’avenir « la lointaine signification »
se trouvent ainsi réunies dans le sommeil du sculpteur.
Dès lors il semble que le récit de
Char soit celui du rêve de Giacometti.
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Ce récit de rêve est porté en
permanence par une poésie du langage.
Elle est d’abord crée par la
multiplicité des images. Les personnifications de la nature, bien
sûr, sont accompagnées de réifications pour le couple, assimilé
aux « églises » et aux « décombres ». Ces
transferts de sens par comparaison ou métaphores donnent une force
d’évocation au texte que souligne aussi la polysémie des
expressions. Ainsi le « sentier proche » désigne
également les voies convenues de l’art, les « cultures
désertes » renvoient à la civilisation autant qu’aux
champs. Le langage obtient ici, comme toujours en poésie, un
supplément de sens. Un « sens plus pur » aurait dit
Mallarmé.
Simultanément il se déploie comme
matériau sonore. On note de nombreuses allitérations- en « s »
dans la deuxième phrase, en « r » dans la dernière. La
répétition de « linge » participe d’une recherche
mélodique. On la trouve également dans les vers cachés, la
dernière phrase est composé d’un décasyllabe entouré de deux
octosyllabes. Ainsi se crée une langue particulière qui exprime
elle aussi le rêve de Giacometti. Le poème est pris dans la section
« Alliés substantiels ». Char rend hommage aux alliés
non négligeables-« substantiels »- que sont les artistes
plasticiens pour le poète, et il les accompagne dans le travail sur
la substance qu’est pour lui le verbe, la langue.
Et pour mieux souligner cette alliance
le « yod » du nom de Giacometti se trouve comme scandé
dans le texte par les multiples occurrences du phonème :
« insouciant-propriétaire-pierre-babiller-éveiller-gracieux-décision-manière-passionnés-laurier-effraya-aboyer-remercia-signification ».
Le monde réel et sonore s’emplit du sculpteur.
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Dans cet hommage à Giacometti, René
Char donne vie au travail du sculpteur, à la manière d’un récit
de rêve. Il offre ainsi son interprétation du travail de son ami.
Par le travail du verbe, il rend compte du travail sur la matière
qui ne fait que dire l’espoir en l’homme et la femme, en
l’humanité, malgré les désastres. Ainsi s’éclaire le travail
du sculpteur comme celui du poète, une recherche tant de la base, ce
qui fait l’homme, que du sommet, ce que fait l’homme.