samedi 22 mars 2014

Le Misanthrope Acte I sScène 2

Acte I scène 2
Vers 250 à 292

Des paroles aux actes…

Ce début de la scène 2 vient parfaire l’exposition de la scène 1 par la mise en pratique des principes d’Alceste. En effet nous assistons ici à l’écho dramatique (« drama » gr. l’action ) du récit d’Alceste, la saynète sur les embrassades de Philinte. C’est également au moment où Philinte évoque Célimène et son attitude de coquette que surgit le rival annoncé par la didascalie initiale. Molière conduit ainsi le théâtre du débat à l’action.
LECTURE
Quatre mouvements sont perceptibles dans cette quarantaine de vers, qui assimilent le passage comme l’ensemble de la scène à un « pas de deux » réglé : nous assistons tout d’abord à la justification de l’entrée du personnage, suivie rapidement d’un assaut d’amabilités et de caresses (v.251 à 276), provoquant la défense d’Alceste (v.277-284) qui entraîne un redoublement de l’assaut (285-292) et la fin du passage juste avant l’annonce du fameux sonnet. Cette composition marque en fait l’un des enjeux dramaturgiques du passage : comment Molière parvient-il à mettre en action le débat précédent pour parachever l’exposition ? Pour répondre à cette question il nous faudra d’abord montrer la dynamique de l’échange mondain, puis déceler le comique comme étant ici le résultat de l’affrontement de deux raideurs. Enfin nous nous attacherons à voir dans ce passage une mise en scène de la comédie sociale, qui fait dire à un critique moderne que cette scène est « une des plus riches de tout le théâtre moliéresque » (Jacques Guicharnaud Molière, une aventure théâtrale.)

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L’arrivée d’Oronte n’était pas annoncée et il surgit, tel un fâcheux, interrompant le débat entre Philinte et Alceste. Pourtant cette irruption va bel et bien relancer le débat mais en le déplaçant de la théorie et du récit, à la pratique et à la représentation.
Oronte est l’un de « ces grands faiseurs de protestations » que vient de condamner Alceste (v.44). Il est placé sous le signe de l’hyperbole dans sa déclaration d’amitié envers Alceste. Les termes d’« estime » et de « mérite » sont employés plusieurs fois accompagnés d’adjectifs ou de compléments qui en soulignent la dimension hyperbolique : « incroyable », « tout l’univers ». Les superlatifs abondent : « rien qui ne soit au-dessous », « préférable (plus aimable que) » « de plus considérable ». Le personnage se révèle ainsi sous le signe de la chaleur dénoncée par Alceste au début de la scène 1,(v.23) et qui se retrouve ici dans son discours : « ardent, je brûle, un ami chaud ». Oronte, en quelque sorte décrit deux fois dans la scène précédente, par la saynète d’Alceste puis dans la tirade sur les « grands faiseurs de protestations » est maintenant en scène.
Il se dégage également de son discours élogieux pour Alceste un autre éloge mais à son propre égard. Ainsi il se présente lui-même comme un « ami chaud et de ma qualité ». Il insiste sur le fait qu’il « n’est pas assurément pour être rejeté » ce qui, lu comme une litote, est un précieux compliment. Les références à la valeur de son propre jugement ne manquent pas : « de ma part », « je vous tiens ». Enfin le roi lui-même l’écoute. Ainsi Oronte apparaît avec le « mérite éclatant » qu’il prête à Alceste.
D’ailleurs c’est en conférant du mérite à Alceste qu’il en acquiert lui-même. Molière pose ainsi la question du compliment, sans même encore poser celle de la flatterie. En effet, décidant du mérite d’Alceste, Oronte se pose en juge, en arbitre et à ce titre comme déjà au-dessus du compliment lui-même. C’est ce que confirme sa référence au roi qui « en use le plus honnêtement du monde avecque /lui/ ». Oronte distingue Alceste, c’est donc qu’il est lui-même fort distingué.
Alceste joue ici le rôle de l’arroseur arrosé puisqu’il se retrouve cible des embrassements qu’il reprochait à Philinte. Il cherche d’abord à le nier. « À moi , monsieur ? ». En effet la colère n’est pas première chez Alceste. Il est d’abord dans son coin « rêveur » et on l’oblige à venir. Contraint il « sort de sa rêverie ». La mise en scène de la misanthropie n’est pas la mise en scène d’un monologue bougon. C’est la mise en scène de la réaction d’Alceste au monde. Il faut que sa bile « s’échauffe ». Les autres doivent venir le chercher. C’est exactement ce que fait Oronte. Et c’est de ce frottement, de ce heurt du misanthrope et du monde que naît le comique.

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Le comique de la scène repose d’abord sur cette situation d’arroseur arrosé, cette mise au pied du mur d’Alceste. Ce dernier adopte une position de résistance. À cette fin, il commence par feindre. La didascalie indique « semble ne pas entendre ». Pourtant sa deuxième réplique montre qu’il a parfaitement entendu. Alceste essaie de fuir par la feinte mais n’y parvient pas. Il lui faut alors faire face. Ce sera dans le refus. Ainsi le « mais », la négation « je n’attendais pas » révèlent son rejet.
Un élément essentiel du caractère d’Alceste est montré ici. Alceste n’est pas d’abord dans la colère. Il lui faut monter en puissance, il faut lui « échauffer la bile »(v.90). Le comique naît à la fois de cette raideur de colère et de son attente. Le spectateur prévoit l’explosion et l’attente lui procure un plaisir proche du rire lui-même.
Alceste est bien l’homme de la raideur, celui dont le « dessein est de rompre en visière à tout le genre humain » (v.96). Toutefois, si le spectateur attend cet affrontement, il n’a pas encore lieu. Alceste ici n’arrive pas à parler. Un effet mécanique de répétition vient nous faire rire. Alceste avec ses « monsieur » essaie de couper court mais Oronte ne le laisse pas intervenir. Le rire naît de cette raideur de la répétition. Il naît aussi de la reprise du ton sérieux. Alceste emploie un vocabulaire religieux « mystère », « profaner », « repentirions » qui rejoint les hyperboles d’Oronte.
En effet si Alceste est dans la résistance, Oronte lui est dans la persistance. Son assaut est répété. Ainsi il interrompt quatre fois la protestation d’Alceste. Et chaque fois il va plus loin. Enfin il en appelle au ciel pour l’écraser. De ce choc des deux raideurs naît le comique. Oronte va jusqu’à emprunter les jurons d’Alceste. Rejeté il persiste encore, et tourne les paroles d’Alceste pour en faire des serments d’amitié plus forts : « je vous en estime encore davantage ».
Alors que la scène 1 provoquait un rire de dissonance, ici c’est la symétrie des deux personnages qui fait rire. La comédie se donne par la parfaite adéquation de chaque raideur. Alceste ne sera pas le seul ridicule. Et c’est sans doute aussi de cette situation que la scène 2 tire une complexité qui lui est propre et qui nous incite à voir certes une scène de comédie, mais plus généralement une scène de la comédie sociale, la comédie dans laquelle nous sommes tous entraînés.

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La scène obéit d’abord aux règles les plus strictes de la liaison de scène. Il faut justifier la présence d’Oronte. Il s’en charge en expliquant lui-même pourquoi il est là. La comédie garde ainsi sa vraisemblance. Le théâtre se trouve sur la scène mais le spectateur y est aussi par Philinte interposé. En effet l’affrontement Oronte-Alceste se déroule sous les yeux de Philinte comme le début de quiproquo nous le rappelle : « C’est à vous, monsieur, que ce discours s’adresse ». Ainsi se trouvent sur scène trois caractères, trois pôles du jeu social.
Alceste refuse de jouer. Il résiste, est dans son coin, ne souhaite pas entrer dans la danse. Il refuse la comédie sociale. Ce n’est qu’un de ses paradoxes de « donner la comédie » en refusant le jeu, paradoxe que ne cesse de lui rappeler Philinte dans la scène 1. Il ne veut pas de « commerce », ni de « marché »(v.284). Il souhaite une identité parfaite entre le cœur et la parole, (v.70 le fond de notre cœur dans nos discours se montre, … que nos sentiments / ne se masquent jamais sous de vains compliments). Ce refus du masque est un refus du théâtre. On comprend mieux ici pourquoi Rousseau adepte d’Alceste, condamnait le théâtre.
Oronte a une attitude symétrique. Il accepte pleinement le jeu. Plus exactement pour Oronte, il n’y a pas de jeu. À proprement parler Oronte ne ment pas. Il faut le croire lorsqu’il le dit. En effet pour Oronte il n’y a pas de différence entre être et paraître puisque seul le paraître existe. C’est pourquoi il exhibe ainsi son cœur dans son discours. Il n’a strioctement rien à cacher. Il ne porte pas de masque (« persona »gr le masque) il est le masque.
En revanche Philinte incarne le paradoxe du comédien. Pour bien jouer il ne faut pas éprouver mais comprendre. Ainsi se tait-il dans ce début. Il mesure, interprète. Philinte est le joueur lucide et cynique : « il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur ». Alceste et Oronte lui donnent la comédie en même temps qu’ils la donnent à tous les Philinte de la salle.
La comédie peut se faire alors un peu grinçante. Force est de constater que chez Molière on ne se comprend pas, pire, on ne communique pas. Oronte ne convainc pas Alceste, qui ne convainc pas Oronte, qui ne convainquent pas Philinte qui ne les convaincra pas non plus. Chacun reste enfermé, aliéné dans un changement impossible. Il est dès lors compréhensible qu’on ait vu dans Le Misanthrope une pièce plus tragique que comique.


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Le début de la scène 2 prolonge l’exposition en introduisant un personnage et un caractère essentiel. Molière y théâtralise le débat montrant plus que jamais qu’au théâtre « dire c’est faire ». Le comique naît de l’affrontement des raideurs. La scène cependant complexifie la problématique de l’être et du paraître en représentant la comédie sociale et en montrant l’impasse dans laquelle se trouvent les hommes.







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