Acte I scène 2
Vers 250 à 292
Des paroles aux actes…
Ce
début de la scène 2 vient parfaire l’exposition de la scène 1
par la mise en pratique des principes d’Alceste. En effet nous
assistons ici à l’écho dramatique (« drama » gr.
l’action ) du récit d’Alceste, la saynète sur les
embrassades de Philinte. C’est également au moment où Philinte
évoque Célimène et son attitude de coquette que surgit le rival
annoncé par la didascalie initiale. Molière conduit ainsi le
théâtre du débat à l’action.
LECTURE
Quatre mouvements sont
perceptibles dans cette quarantaine de vers, qui assimilent le
passage comme l’ensemble de la scène à un « pas de deux »
réglé : nous assistons tout d’abord à la justification de
l’entrée du personnage, suivie rapidement d’un assaut
d’amabilités et de caresses (v.251 à 276), provoquant la défense
d’Alceste (v.277-284) qui entraîne un redoublement de l’assaut
(285-292) et la fin du passage juste avant l’annonce du fameux
sonnet. Cette composition marque en fait l’un des enjeux
dramaturgiques du passage : comment Molière parvient-il à
mettre en action le débat précédent pour parachever l’exposition
? Pour répondre à cette question il nous faudra d’abord montrer
la dynamique de l’échange mondain, puis déceler le comique comme
étant ici le résultat de l’affrontement de deux raideurs. Enfin
nous nous attacherons à voir dans ce passage une mise en scène de
la comédie sociale, qui fait dire à un critique moderne que cette
scène est « une des plus riches de tout le théâtre
moliéresque » (Jacques Guicharnaud Molière, une aventure
théâtrale.)
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L’arrivée d’Oronte
n’était pas annoncée et il surgit, tel un fâcheux, interrompant
le débat entre Philinte et Alceste. Pourtant cette irruption va bel
et bien relancer le débat mais en le déplaçant de la théorie et
du récit, à la pratique et à la représentation.
Oronte est l’un de
« ces grands faiseurs de protestations » que vient de
condamner Alceste (v.44). Il est placé sous le signe de l’hyperbole
dans sa déclaration d’amitié envers Alceste. Les termes
d’« estime » et de « mérite » sont
employés plusieurs fois accompagnés d’adjectifs ou de
compléments qui en soulignent la dimension hyperbolique :
« incroyable », « tout l’univers ». Les
superlatifs abondent : « rien qui ne soit au-dessous »,
« préférable (plus aimable que) » « de plus
considérable ». Le personnage se révèle ainsi sous le signe
de la chaleur dénoncée par Alceste au début de la scène 1,(v.23)
et qui se retrouve ici dans son discours : « ardent, je
brûle, un ami chaud ». Oronte, en quelque sorte décrit deux
fois dans la scène précédente, par la saynète d’Alceste puis
dans la tirade sur les « grands faiseurs de protestations »
est maintenant en scène.
Il se dégage également
de son discours élogieux pour Alceste un autre éloge mais à son
propre égard. Ainsi il se présente lui-même comme un « ami
chaud et de ma qualité ». Il insiste sur le fait qu’il
« n’est pas assurément pour être rejeté » ce qui, lu
comme une litote, est un précieux compliment. Les références à la
valeur de son propre jugement ne manquent pas : « de ma
part », « je vous tiens ». Enfin le roi lui-même
l’écoute. Ainsi Oronte apparaît avec le « mérite
éclatant » qu’il prête à Alceste.
D’ailleurs c’est en
conférant du mérite à Alceste qu’il en acquiert lui-même.
Molière pose ainsi la question du compliment, sans même encore
poser celle de la flatterie. En effet, décidant du mérite
d’Alceste, Oronte se pose en juge, en arbitre et à ce titre comme
déjà au-dessus du compliment lui-même. C’est ce que confirme sa
référence au roi qui « en use le plus honnêtement du monde
avecque /lui/ ». Oronte distingue Alceste, c’est donc qu’il
est lui-même fort distingué.
Alceste joue ici le rôle
de l’arroseur arrosé puisqu’il se retrouve cible des
embrassements qu’il reprochait à Philinte. Il cherche d’abord à
le nier. « À moi , monsieur ? ». En effet la colère
n’est pas première chez Alceste. Il est d’abord dans son coin
« rêveur » et on l’oblige à venir. Contraint il
« sort de sa rêverie ». La mise en scène de la
misanthropie n’est pas la mise en scène d’un monologue bougon.
C’est la mise en scène de la réaction d’Alceste au monde. Il
faut que sa bile « s’échauffe ». Les autres doivent
venir le chercher. C’est exactement ce que fait Oronte. Et c’est
de ce frottement, de ce heurt du misanthrope et du monde que naît le
comique.
XXXX
Le comique de la scène
repose d’abord sur cette situation d’arroseur arrosé, cette mise
au pied du mur d’Alceste. Ce dernier adopte une position de
résistance. À cette fin, il commence par feindre. La didascalie
indique « semble ne pas entendre ». Pourtant sa
deuxième réplique montre qu’il a parfaitement entendu. Alceste
essaie de fuir par la feinte mais n’y parvient pas. Il lui faut
alors faire face. Ce sera dans le refus. Ainsi le « mais »,
la négation « je n’attendais pas » révèlent son
rejet.
Un élément essentiel
du caractère d’Alceste est montré ici. Alceste n’est pas
d’abord dans la colère. Il lui faut monter en puissance, il faut
lui « échauffer la bile »(v.90). Le comique naît à la
fois de cette raideur de colère et de son attente. Le spectateur
prévoit l’explosion et l’attente lui procure un plaisir proche
du rire lui-même.
Alceste
est bien l’homme de la raideur, celui dont le « dessein est
de rompre en visière à tout le genre humain » (v.96).
Toutefois, si le spectateur attend cet affrontement, il n’a pas
encore lieu. Alceste ici n’arrive pas à parler. Un effet mécanique
de répétition vient nous faire rire. Alceste avec ses « monsieur »
essaie de couper court mais Oronte ne le laisse pas intervenir. Le
rire naît de cette raideur de la répétition. Il naît aussi de la
reprise du ton sérieux. Alceste emploie un vocabulaire religieux
« mystère », « profaner », « repentirions »
qui rejoint les hyperboles d’Oronte.
En effet si Alceste est
dans la résistance, Oronte lui est dans la persistance. Son assaut
est répété. Ainsi il interrompt quatre fois la protestation
d’Alceste. Et chaque fois il va plus loin. Enfin il en appelle au
ciel pour l’écraser. De ce choc des deux raideurs naît le
comique. Oronte va jusqu’à emprunter les jurons d’Alceste.
Rejeté il persiste encore, et tourne les paroles d’Alceste pour en
faire des serments d’amitié plus forts : « je vous en
estime encore davantage ».
Alors que la scène 1
provoquait un rire de dissonance, ici c’est la symétrie des deux
personnages qui fait rire. La comédie se donne par la parfaite
adéquation de chaque raideur. Alceste ne sera pas le seul ridicule.
Et c’est sans doute aussi de cette situation que la scène 2 tire
une complexité qui lui est propre et qui nous incite à voir certes
une scène de comédie, mais plus généralement une scène de la
comédie sociale, la comédie dans laquelle nous sommes tous
entraînés.
XXXX
La scène obéit d’abord
aux règles les plus strictes de la liaison de scène. Il faut
justifier la présence d’Oronte. Il s’en charge en expliquant
lui-même pourquoi il est là. La comédie garde ainsi sa
vraisemblance. Le théâtre se trouve sur la scène mais le
spectateur y est aussi par Philinte interposé. En effet
l’affrontement Oronte-Alceste se déroule sous les yeux de Philinte
comme le début de quiproquo nous le rappelle : « C’est
à vous, monsieur, que ce discours s’adresse ». Ainsi se
trouvent sur scène trois caractères, trois pôles du jeu social.
Alceste
refuse de jouer. Il résiste, est dans son coin, ne souhaite pas
entrer dans la danse. Il refuse la comédie sociale. Ce n’est qu’un
de ses paradoxes de « donner la comédie » en refusant le
jeu, paradoxe que ne cesse de lui rappeler Philinte dans la scène 1.
Il ne veut pas de « commerce », ni de « marché »(v.284).
Il souhaite une identité parfaite entre le cœur et la parole, (v.70
le fond de notre cœur dans nos discours se montre, … que nos
sentiments / ne se masquent jamais sous de vains compliments).
Ce refus du masque est un refus du théâtre. On comprend mieux ici
pourquoi Rousseau adepte d’Alceste, condamnait le théâtre.
Oronte
a une attitude symétrique. Il accepte pleinement le jeu. Plus
exactement pour Oronte, il n’y a pas de jeu. À proprement parler
Oronte ne ment pas. Il faut le croire lorsqu’il le dit. En effet
pour Oronte il n’y a pas de différence entre être et paraître
puisque seul le paraître existe. C’est pourquoi il exhibe ainsi
son cœur dans son discours. Il n’a strioctement rien à cacher. Il
ne porte pas de masque (« persona »gr le masque)
il est le masque.
En
revanche Philinte incarne le paradoxe du comédien. Pour bien jouer
il ne faut pas éprouver mais comprendre. Ainsi se tait-il dans ce
début. Il mesure, interprète. Philinte est le joueur lucide et
cynique : « il est bon de cacher ce qu’on a dans le
cœur ». Alceste et Oronte lui donnent la comédie en même
temps qu’ils la donnent à tous les Philinte de la salle.
La
comédie peut se faire alors un peu grinçante. Force est de
constater que chez Molière on ne se comprend pas, pire, on ne
communique pas. Oronte ne convainc pas Alceste, qui ne convainc pas
Oronte, qui ne convainquent pas Philinte qui ne les convaincra pas
non plus. Chacun reste enfermé, aliéné dans un changement
impossible. Il est dès lors compréhensible qu’on ait vu dans Le
Misanthrope une pièce plus tragique que comique.
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Le début de la scène 2
prolonge l’exposition en introduisant un personnage et un caractère
essentiel. Molière y théâtralise le débat montrant plus que
jamais qu’au théâtre « dire c’est faire ». Le
comique naît de l’affrontement des raideurs. La scène cependant
complexifie la problématique de l’être et du paraître en
représentant la comédie sociale et en montrant l’impasse dans
laquelle se trouvent les hommes.
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