dimanche 29 septembre 2013

Commentaire de l'incipit du Père Goriot


Le Père Goriot
Commentaire 
 Bien sûr titres et intertitres sont prohibés en devoir, ils sont là pour vous aider.


À défaut d’être le plus lu, Le Père Goriot passe pour le roman le plus célèbre de Balzac. On le veut souvent exemplaire d’une esthétique réaliste dont Balzac serait l’un des représentants majeurs. Le texte que nous nous proposons de commenter ici est l’incipit du roman, son ouverture, qui décrit tout à la fois son lieu central, la pension Vauquer, Paris et cherche à se définir comme œuvre littéraire. Balzac parvient-il ici, et comment, à assumer simultanément le contrat d’ouverture et les fonctions de moraliste auxquelles il a souvent prétendu ? C’est la question et l’enjeu de la lecture que nous souhaiterions faire maintenant en abordant tout d’abord cette ouverture comme un début de roman ancré dans un réel prégnant. Mais nous voudrions ensuite nous interroger sur la place centrale occupée par un Paris transfiguré, véritable personnage, à la fois métaphorique et métaphorisé. Dès lors il conviendra de réévaluer le narrateur balzacien, metteur en scène d’un auteur et d’un lecteur engagés dans un débat moral.

             1.    Un début réaliste
a.       Abondance de toponymes et jeux d’attestation.
à Paris ; rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau ; Paris  ; entre les buttes Montmartre et les hauteurs de Montrouge.
Accumulant les détails de situation, une illusion réaliste prend peu à peu forme, relayée par un jeu d’attestation. La pension fictive est non seulement « réalisée » par les toponymes parisiens, mais elle est elle-même nommée par les Parisiens :  « connue sous le nom de la Maison Vauquer ».
Ce qu’on en dit, son nom, comme ce qu’on n’en dit pas, « les médisances » participent à la construction du lieu.

b.      Une époque surdéterminée : l’histoire du présent.
Ce sont les mêmes moyens qui président à la désignation de l’époque. Balzac donne au lecteur un élément de datation directe « En 1819 » associé à son œuvre « époque à laquelle ce drame commence ».
Cette date sert alors de point de repère pour deux autres éléments de datation indirecte, depuis quarante ans depuis trente ans.
Il n’est pas indifférent que 1789-« depuis trente ans »- devienne une des dates, la Révolution apparaissant comme un repère chronologique, séparant la naissance de la pension et celle du drame. Le renversement de la Monarchie semble d’ailleurs aussi signalé par la perte de la particule la ci-devant « de Conflans » étant par mariage devenue citoyenne « Vauquer ». Ainsi l’histoire semble bien convoquée, attestant de son aura la réalité de la fiction, cependant que le présent de narration, bien proche de celui d’énonciation car l’œuvre ne date que de 1835, tend à faire de Balzac l’historien du présent.

c.       Des personnages nombreux et une intrigue esquissée.
Le foisonnement géographique et historique est relayé par celui des personnages. Le titre bien sûr qui évoque à la fois un nom et une fonction, et fera bientôt comprendre au lecteur qu’il a entre les mains le roman de la paternité. Aux côtés de Madame Vauquer apparaissent tous les humains « des hommes et des femmes, des jeunes gens et des vieillards ». Mais il s’en isole deux : « un jeune homme » et « une pauvre jeune fille » . Eugène de Rastignac et Victorine Taillefer sont ici esquissés. En fait tous les ingrédients de l’intrigue sont d’ores et déjà convoqués. Des jeunes gens pauvres, de la souffrance, du mystère.

Balzac remplit magistralement son contrat d’auteur en nous donnant en ce début non seulement les informations nécessaires à l’intelligence de l’histoire, mais en captant l’attention du lecteur par des détails réalistes et l’esquisse d’une histoire dont il révélera les secrets. Cependant le lecteur interpelé est bientôt attiré par un tout autre personnage. Paris prend ici une importance croissante qu’il convient maintenant d’analyser. 

                2.    Dans un Paris transfiguré
a.       Toponymes et géographie : un lieu « entre »
L’abondance des toponymes provoque presque le contraire de ce qu’elle semblait créer : détaillant le réel l’auteur le déréalise presque. De plus le lieu du roman pour déterminé qu’il soit est un lieu « entre » comme s’il ne pouvait se définir en soi. Il en va de même pour Paris, situé « entre » deux hauteurs selon un axe Nord-Sud. Cela crée un effet d’isolement et de singularisation renforcé par les nombreuses reprises adverbiales et pronominales de la ville : « y produire », « s’y rencontre », « çà et là ». Surtout Paris est progressivement métaphorisé.
b.      Paris métaphorisé Paris métaphorique
La ville est tout d’abord évoquée par son nom deux fois. Puis elle est désignée « entre ». Elle est alors deux fois évoquée par une périphrase « illustre vallée » relayée par un oxymore illustre et plâtras près de tomber et une antithèse souffrances réelles et joies fausses. Ces périphrases abritent à leur tour une métonymie établie sur une symétrie concret abstrait, décor personnage. On passe ainsi des éléments concrets-« plâtras », « ruisseaux noirs de boue » de la première aux éléments abstraits et métonymique de la deuxième « souffrances » et « joies », que le pluriel tend néanmoins à concrétiser. 
Les métonymies sont nombreuses, les vices les vertus les égoïsmes et les intérêts renvoient donc à divers types de Parisiens. Bien loin de n’être qu’un élément de réel la ville se métaphorise peu à peu, est métaphorisée par « le char de la civilisation semblable à celui  de Jaggernat », comme lieu implacable de sacrifices.
Plus encore elle devient elle-même métaphore du progrès, elle est le char de la civilisation.

c.       Paris biblique, Balzac et Dieu
Ne faut-il pas dès lors voir en Paris un personnage, si ce n’est LE personnage du roman, élevé à une dimension biblique. La vallée de ruisseaux et de souffrances semble être la vallées des larmes biblique, des Psaumes :
Psaume 84: 6-8
« Heureux ceux qui placent en toi leur appui! Ils trouvent dans leur cœur des chemins tout tracés. Lorsqu’ils traversent la vallée de Baca, ils la transforment en un lieu plein de sources, et la pluie la couvre aussi de bénédictions. Leur force augmente pendant la marche, et ils se présentent devant Dieu à Sion. »

Il se peut alors que le narrateur s’en trouve lui aussi transfiguré, élevant Paris à la dimension biblique, il se place en quelque sorte du point de vue de Dieu.
Sans vouloir exagérer ou user de ce qui pourrait ressembler seulement à un jeu de mots, il demeure que le narrateur opère dans ce début de roman une série de mises en scènes de l’auteur, à travers lesquelles il tente d’opérer sa  captatio benevolentiae, d’attirer la bienveillance du lecteur.

                         3.     Par un narrateur moraliste.
a.       le narrateur philologue
C’est d’abord un philologue que nous rencontrons ici, un narrateur soucieux du sens des mots et de son éclairage par les textes. Non seulement soucieux du mot « drame » et de ses emplois abusifs, mais maniant langues anciennes-latin et même sanskrit- comme moderne avec l’anglais. Le narrateur met en scène son langage et l’auteur qui utilise ce langage devient un érudit, savant philologue d’aujourd’hui comme d’hier.

b.      le narrateur et son œuvre
Autant que la langue qu’elle sert c’est l’œuvre que Balzac entreprend qu’il ne cesse de définir. Le mot « drame » sert donc à désigner son œuvre. Mais il ne faut le comprendre dans le « sens vrai du mot » qui est peut-être son sens étymologique, il ne faut donc pas y voir une pièce de théâtre à laquelle renverrait l’adjectif. Pourtant Balzac la redéfinit immédiatement comme une «scène pleine d’observations et de couleurs locales ». Il insiste alors sur l’exactitude de sa peinture, et renforce sa définition par un « ni …,ni…» qui exclut la fiction et le roman, et propose comme reprise de son œuvre les « secrètes infortunes du Père Goriot » se chargeant ainsi de révéler ce qui est caché.  Il crée donc un nouveau genre, empruntant un ancien mot et lui donnant un nouveau sens : un drame où tout est vrai. En définitive, Balzac invente le roman réaliste et dans cette invention insère son projet comme dans une préface.
 c.       le narrateur et son lecteur
Mais la préface est intégrée à l’ouverture car l’auteur y propose un pacte de lecture original. Le narrateur a mis en scène l’auteur et met également en scène le lecteur. Il s’agit d’abord de jeu sur le passif , les tournures impersonnelles et l’emploi de l’indéfini « on ».  Puis le lecteur est nommé et le « vous » qui l’interpelle est employé six fois, décliné en possessif, implicite dans l’impératif. Le narrateur fait de ce lecteur un personnage dans une histoire à venir signalée par le futur simple, comme si l’auteur non seulement était capable de dire le vrai du monde comme le vrai de la lecture et des lecteurs. Cette saynète n’a qu’un but, permettre à chacun de reconnaître non seulement le monde réel et extérieur mais son monde intérieur. Accusant son lecteur d’insensibilité, se défendant lui-même il produit un plaidoyer pour la sensibilité, la vérité du cœur : l’ultime mot de l’auteur est moral.

CONCLUSION

            L’ouverture du Père Goriot est exemplaire à plus d’un titre du projet de Balzac.  Tout d’abord il définit en le réalisant un projet réaliste, puis il invente un nouveau personnage, Paris, qui prendra une place essentielle dans son œuvre. Surtout il assume un rôle d’auteur dépositaire d’un morale et rejoint alors deux grands maîtres qu’il édita comme imprimeur : La Fontaine et Molière. Et c’est sans doute par là que Balzac nous touche encore, moins par son « réalisme» surchargé que par son sens de la vérité du cœur.

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