mercredi 26 mars 2014

Commentaire de la première page du célèbre conte philosophico...

Candide, Chapitre 1


Comme tout début, le chapitre 1 de Candide remplit un contrat d'ouverture. Cet incipit définit les lieux, donne des indications sur les personnages et esquisse les enjeux narratifs de l'histoire à venir. Ce chapitre présente cependant des caractéristiques qui en font également une page célèbre dans l'histoire de la littérature. Candide, ou l'Optimisme qui par son titre place personnage et thème philosophique en position d'équivalence révèle des enjeux non seulement narratifs mais idéologiques, et le style remarquable de cette première page offre un contrat de lecture aussi divertissant qu'engagé. Pour ces raisons étudier cette première page revient à se demander comment Voltaire, en une page à peine, parvient à établir un mille-feuilles satirique, philosophique et divertissant. Pour répondre à cette question nous étudierons d'abord dans quelle mesure le décor n'est qu'une forme de carton-pâte qui abrite des personnages-marionnettes, puis nous verrons comment la société aristocratique est ridiculisée, et enfin nous examinerons la remise en cause philosophique de la théorie de l'Optimisme.


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Le titre de l'ouvrage de Voltaire est suivi de ce que l'on peut appeler une fiction éditoriale, pour ne pas dire un mensonge : traduit de l'allemand de M. le Docteur Ralph. Et la première ligne nous indique que l'action se déroule en Westphalie. Certes Voltaire protège ses arrières, et ne souhaite pas du tout se voir attribuer l’œuvre. Le choix de l’Allemagne est aussi justifié car c'est la patrie de Leibniz, auteur de la Théodicée, et cible de Voltaire. Quant au nom du château de Thunder-Ten-Tronckh, il semble un peu long, aux consonances un peu ridicules. Surtout on est assez loin d'un château de contes de fée, « une porte et des fenêtres », « une basse-cour » rien là qui puisse éveiller le merveilleux. Tout se passe comme si l'univers du conte n'était convoqué que pour être parodié. L'expression même de « Il y avait ... » joue avec le plus classique « Il était une fois ... » pour souligner cette familiarité et cette distance. Le lecteur peut donc se sentir à la fois en terrain connu, l'Allemagne, la féodalité , le conte et en terrain de parodie, de détournement.
Détournés sont aussi les personnages traditionnels du conte. Candide héros éponyme est le premier décrit. Tout inspire l'innocence d'un petit Poucet ou de la gentille sœur des Fées de Perrault. Sa naissance cependant renvoie à l'univers romanesque des enfants illégitimes et donc aux romans picaresques du XVIIème et du XVIIIème siècle, dont l'un en allemand s'intitule Les Aventures de Simplicius Simplicissimus. Candide, dont le nom signifie bon, sincère et naïf dès le XVIème siècle, a lui même l'esprit le plus simple, c'est-à-dire simplicissimus, au superlatif. Dans le roman picaresque le héros, de basse naissance, voire orphelin, illégitime, est jeté sur les routes par la guerre, les injustices et doit œuvrer pour conquérir une place. Voltaire qui dispose au sens propre d'une culture encyclopédique joue sur les codes littéraires pour décrire son premier personnage.
Les suivants seront énumérés pour être raillés selon un procédé identique celui de la cause défaillante. La description se fait selon un ordre qui semble bien hiérarchique, le baron, sa femme, puis leurs enfants. Le baron est l'un es plus puissants seigneurs de Westphalie mais cette qualité est immédiatement démentie par ce qui en est la cause : la porte et les fenêtres dce son château. Le principe de la description est de démentir la grandeur des personnages par ce qui en fait la cause. C'est une des armes de l'ironie. Pour la baronne ce n'est plus la coordination « car » qui est à l'oeuvre mais l'expression « par là ». Elle inspire « une très grande considération » mais c'est par son poids de près de 150kg. Les causes ruinent les effets.
Quant aux deux enfants ils sont aussi ridicules. Le prénom de la fille signifie en germanique, qui ne craint rien. Mais ses sonorités françaises dénoncent immédiatement ce sens médiéval. Elle est sous le signe de la nourriture, « fraîche, grasse, appétissante ». Quant au fils qu'elle a précédé, il est en tous points semblable au père c'est-à-dire ridicule lui aussi.
A travers ces personnages c'est la société féodale que Voltaire met à mal et cette première page est l'occasion d'une satire contre les règles et les valeurs aristocratiques de l'Ancien Régime (enfin pas encore ancien).

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La société féodale est directement visée par la mention du château et les titres nobiliaires. Le nom du château qui évoque la foudre en allemand prend en français des sonorités ridicules, caricaturales. Chaque aspect de la grandeur féodale est tourné en dérision. La grandeur du château se réduit à une salle, la meute pour les chasses à courre est constituée des chiens de la « basse-cour », les services de la religion transforment le vicaire en « grand aumônier ». Pour chaque aspect, c'est finalement le langage qui en changeant le nom des choses les transforme, seule magie de ce conte qui commence la vanité des nobles à se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas. Irrésistiblement on pense à La Fontaine et à sa fable La Grenouille et le Boeuf.
C'est de nouveau avec Candide que la charge contre la féodalité se fait sentir. Son père est un « bon et honnête gentilhomme ». Mais il a été refusé parce qu'il ne présente pas assez d'ancêtres nobles. Là encore fonctionne mais à l'envers le système ironique voltairien de la cause défaillante, qui prouve le contraire de ce qu'elle est censée montrer. Ce n'est pas le père de Candide qui est en défaut ici mais bien le baron et sa grande vanité, et avec lui toute la mesquinerie d'un système qui ne valorise que la naissance. Beaumarchais fera dire à Figaro accusant le Comte Almaviva : « Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître ». Ici naître ne suffit pas à Candide mais c'est bien le même système de privilèges héréditaires qui est en cause.
Ainsi donc le sens du détournement et de la parodie observés en première partie est de permettre une satire sociale efficace car elle met les rieurs du côté de Voltaire. Pourtant cette satire sociale n'est pas isolée d'une satire philosophique annoncée déjà par le lieu.

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L'oracle de la maison, Pangloss, occupe une bonne partie de cet extrait. Sa désignation n'est pas qu'une antiphrase. Il est véritablement celui qui rend les prédictions et que l'on croit. Ce qui va par contrecoup de nouveau ridiculiser l'ensemble des habitants du château. Pangloss par son nom est celui qui est « tout langage , tout en la langue », celui qui ne fait que parler. Son enseignement construit un peu comme le nom du château, juxtapose des concepts philosophiques : metaphysique, théologie, puis scientifique, cosmologiques, et absurdes nigologie, qui n'est par construction que la science des nigauds. Le terme vient ruiner toute prétention sérieuse pour Pangloss. Dès lors son discours est suspect et le lecteur va y traquer les marques d'ironie aux quelles Voltaire vient de l'habituer.
Le terme « admirablement » est employé en antiphrase. La juxtaposition des deux premières propositions « il n'y a point d'effet sans cause » et l'expression le meilleur des mondes possibles renvoie directement au philosophe allemand Leibniz. Leibniz s'inscrit dans une tradition philosophique qui s'interroge sure la question du mal. Comment et pourquoi le mal existe-t-il dans un monde créé par Dieu ? Ce travail de justification du mal s'appelle « Théodicée » et Leibniz a écrit lui-même une théodicée dont la conclusion est notamment que le monde créé est le meilleur possible. C'est cette pensée que méthodiquement Voltaire tourne en ridicule en la caricaturant avec Pangloss. Le raisonnement de Pangloss a tout du sophisme. Sa première expression « il est démontré » fonctionne comme un argument d'autorité alors que justement rien n'est démontré. Puis s'actualise ici le système des causes défaillantes : « Les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons nous des lunettes ». Le lien de l'effet lunette à la cause nez est absurde. Et toute la chaîne logique est ridicule, passant du coq-à-l'âne, nez-lunettes , jambes-chausses, pierre-château, Monseigneur-très beau château, cochon-nourriture, à la conclusion générale « tout est au mieux ». Ce discours de Pangloss est un florilège de raisonnements absurdes dont l'accumulation provoque le rire. Voltaire détruit soigneusement toute velléité sérieuse chez ses adversaires. Il détruit non seulement leur pensée mais le fait même qu 'ils prétendent en avoir une. Par ailleurs il a lui-même dans sa satire sociale utilisé le système logique de la cause et de l'effet. Bref il ne s'attaque pas à la pensée philosophique de Leibniz seulement dans le discours de Pangloss, mais également dans toute cette première page.


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La première page de Candide est un morceau choisi de la littérature française, scolaire, mais pas seulement. Pourquoi ? Parce qu'elle est une arme en action. Voltaire y déploie des aspects multiples de la littérature, le conte, le roman picaresque, la satire, et un effort manifeste pour ruiner la philosophie de la théodicée. Il remplit bien sûr son contrat d'ouverture, informer le lecteur sur les conditions d'existence de cette fiction, les personnages, les lieux, et les enjeux. Au-delà on est en droit à cette étape du récit de s'interroger sur ce que Voltaire pourra construire, et de récit, et de philosophie après cette joyeuse exécution par le rire.


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